L’histoire de la France montre bien que Paris a centralisé les énergies, et un peu relégué les « provinces ». La vieille opposition entre le pays d’Oc et le pays d’Oil a contribué à fonder cette centralisation : la langue d’oïl était une langue romane qui était parlée, avec diverses variantes, dans la moitié moitié nord de la France, tandis que le sud parlait la langue d’oc. Et si François Ier est venu apporter un peu de vent chaud, il n’a pas pu durablement éviter que ce qui est du sud reste du sud : aïolli, bourride, tapenade, cassoulet, pissaladière… et escabèche.
Escabèche ?
Le Dictionnaire de l’Académie française indique que c’est un hors-d’œuvre froid à base de poisson mariné. On dit « en escabèche », « à l’escabèche » pour des poissons étêtés, mais aussi des moules, qu’on prépare avec de l’huile d’olive et qu’on sert avec une marinade.
Littré est un peu plus explicite, signalant que le mot est attesté dès1870 : il vient du provençal escabassa, qui signifie « décapiter » : on comprend que la préparation à l’escabèche est bien légitime si l’on enlève la tête des poissons pour favoriser leur conservation ; et c’est par dérivation, que l’on peut désigner des préparations de petits poissons étêtés avant d’être conservés dans des sauces qui contiennent du vinaigre. Et par une dérivation de dérivation que l’on peut désigner ainsi une « marinade » qui contient du vinaigre et de l’huile.
Les livres de cuisine du passé valident-ils cette idée ?
Au début du 20e siècle, le Guide culinaire, écrit par Auguste Escoffier et ses collègues (surtout Philéas Gilbert et Emile Fetu), donne une recette d’ « éperlans marinés », signalant que cet apprêt rentre dans la catégorie de préparation culinaire connue sous le nom générique d’escabèche. Et le Guide culinaire, qui n’est pas rédigé par des lexicographes, prétend que c’est une déformation du terme espagnol escabecia : ils ont tort, même si le mot provençal et le mot espagnol sont similaires. Et ils ajoutent que le terme « escabèche » doit toujours être suivi du nom de l’élément de base de la préparation, comme escabèche d’éperlans, escabèche de rougets, etc. Pourquoi pas…
Une recettes ?
Elle est éloignée de la pratique des pêcheurs, puisqu’il s’agit de « faire colorer à l’huile très chaude les poissons bien nettoyés, essuyés dans un linge et passés à la farine. La coloration étant obtenue, les égoutter et les ranger dans un plat creux ou autre ustensile. Chauffer l’huile jusqu’à ce qu’elle fume légèrement et jeter dedans, pour un demi-litre d’huile : 8 gousses d’ail non épluchées ; une demi-carotte et un oignon coupés en rouelles très minces. Laisser frire pendant quelques instants et ajouter : 3 décilitres de vinaigre ; un décilitre et demi d’eau ; 10 grammes de gros sel ; brindilles de thym ; une demi-feuille de laurier; 3 queues de persil et 2 petits piments. Donner 12 minutes d’ébullition ; verser bouillant sur les poissons et laisser mariner pendant 24 heures. Servir avec quelques cuillerées de marinade bien froide ».
C’est bon (j’ai testé), mais ce n’est pas la recette initiale, laquelle serait plutôt comme un poisson à la Tahitienne, ou des cebiche.
En 1906, Aubuste Colombié donne une recette de « Filets de Soles en Escabéche », avec des majuscules qui ne s’imposent pas. Sa recette consiste à lever les filets de soles, de les passer dans un peu de lait et dans la farine. De les cuire dans de l’huil d’olive, puis de mettre en terrine, avec une sauce faite d’air doré dans l’huile de cuisson, de vinaigre, de laurier, d’un peu de thym, de menthe, de basilic, de poivre, de Cayenne, de sel, de citron, de persil, d’estragon et de pimprenelle. On cuit quelques minutes avant de verser sur les filets de soles et de réserver. Le reste de la marinade, ajoute-t-il, peut servir de . nouveau après l’adjonction de citron et d’aromates, pour préparer des harengs, des sardines fraiches, des éperlans, des filets de grondins, etc.
Consultons quand même Joseph Favre : son merveilleux Dictionnaire universel de cuisine pratique (1905) parle, lui, d’escabescia, qui serait un terme générique d’un mets dont la formule générale consiste à faire cuire l’aliment jusqu’à ce que le liquide soit à glace; on le sert comme le chaufroid.
Ce qui est original, c’est qu’il donne une recette d’escabescia de perdreaux : on découpe des perdreaux en morceaux, on sale, on fait sauter dans de l’huile, on égoutte l’huile, et l’on ajoute basilic, romarin, piment doux, ail, oignon piqué de clous de girofle ; on mouille à hauteur avec du vinaigre de vin et de la gelée de veau, on fait cuire, on réserve les perdreaux, puis on réduit la cuisson à glace avant de la passer sur les perdreaux et de servir froid dans la réduction.
Puisque nous sommes lancés sur une belle piste, continuons de remonter le temps, avec Urbain Dubois, dont l’Ecole des cuisinières est paru en 1876. Et là, on y trouve une escabecia de truites : à nouveau, on cuit à l’huile et on ajoute une sauce froide faite d’huile d’olives,de vinaigre, un peu d’eau, avec thym, laurier, basilic, poivre en grains et clous de girofle : pas d’ail. Là encore, on laisse refroidir avant de servir.
Et dans les livres plus anciens : rien ! La « mode » de l’escabèche, sa pratique ne sont pas arrivées jusqu’à la capitale.