Eric et son fils Joeffrey ©Anais Freydt Drouan

Connaissez-vous les porcs cul noir d’Alsace ?

La famille Freydt-Drouan élève une race de porcs bien particulière, le cul noir d’Alsace ou “Les Schwäbisch Hall “

 En répondant à la certification de Haute Valeur Alimentaire, ils offrent une viande de haute qualité qui inspire bon nombre de chefs étoilés alsaciens ! De Marc Haeberlin à Olivier Nasti, devenant le thème du premier Trophée Jean-Marc Kieny, le porc cul noir d’Alsace fait l’unanimité. C’est le résultat d’un savoir-faire issu de plusieurs générations, d’un élevage vertueux en plein air dans le Val de Villé en Alsace… 

La notoriété, le Val de Villé, la doit à ses paysages bucoliques et aux distillateurs qui poursuivent la tradition ancestrale des bouilleurs de crus pour élaborer de séduisantes eaux-de-vie de fruits. Mais, depuis quelques temps maintenant, une rumeur de plus en plus insistante circule tout au long des berges du Giessen et se répand jusqu’à Colmar, Strasbourg et parfois au-delà. Elle prend sa source à Saint-Maurice, village de 360 habitants, cerné de côteaux et de friches et s’alimente de la renommée de l’élevage de porcs culs noirs Alsaciens, initié par Eric Freydt-Drouan et ses enfants, qui redonnent à ce suidé maltraité par l’élevage conventionnel, des conditions de vie et de développement que les ayatollahs de l’association L 214 ne sauraient incriminer.

Au siècle dernier, jusque dans les années soixante, dans le Val de Villé comme ailleurs en milieu rural, nombreux étaient encore ces paysans qui partageaient leur labeur entre les usines alentours et une activité agricole de petites cultures céréalières et potagères et d’une basse-cour composée d’une ou deux vaches, de poules, de lapins et aussi de cochons.

Comme le relate l’écrivain et Académicien Eric Orsenna dans son récent ouvrage “Cochons, voyage au pays du Vivant”, « le cochon était l’horloge de la vie paysanne, celle qui permettait de gérer au mieux le temps ».

De g. à d. Eric, Jeoffrey, Anaïs et Eloïse Freydt Drouan

De leur naissance au printemps, en passant par l’engraissement et jusqu’à l’abattage en octobre/novembre, les cochons, à leur insu, rythmaient le calendrier. « Tuer le cochon » n’était pas qu’une expression de circonstance mais un véritable événement festif mobilisant toute la famille, enfants, adultes et même anciens (ils n’étaient pas alors confinés dans des Ehpad) participaient activement à un rituel minutieux, renouvelé chaque année. Et, comme on sait depuis BrillatSavarin que « dans le cochon tout est bon », la famille disposait tout au long de l’hiver et bien au-delà de produits carnés et de charcuteries préparés dans les saloir et fumoir maison.

Cette osmose entre les hommes et les cochons a imprégné Eric dès l’enfance passée à Triembach-au-Val, avec ses grands- parents Alphonse et Mathilde et ses parents Joseph et Marie. Les cochons divaguant librement dans des espaces ouverts lui suscitèrent une vive curiosité mêlée de crainte dissimulée que ses initiateurs s’empressèrent d’annihiler à grands renforts d’explications. Entre lui et les grosses bêtes s’établit alors une complicité joyeuse et ludique, gravée dans sa mémoire, en attendant de resurgir bien plus tard, à l’occasion de hasards remémorants.

Adulte, Eric exerce la profession de conducteur d’engins (grues télescopiques) une activité qui lui impose de fréquents déplacements. Il ressent un premier déclic dans la campagne normande, en surprenant en bordure de chemin une compagnie de cochons vadrouillant dans la nature. Le deuxième intervient en terre alsacienne, alors qu’il est en mission sur les écluses rhénanes. Du côté de la Chapelle des Neiges, entre Sélestat et Marckolsheim, il voit s’ébattre à proximité d’une maison forestière, une truie plantureuse maternant une escouade de porcelets affamés. On dit que « le destin est l’épaisseur de l’enfance » alors, dans la tête d’Éric, les souvenirs remontent, et peu à peu lui impulsent l’idée de renouer avec la pratique porcine de ses aïeux. Au milieu des années 90, il commence par élever un cochon conventionnel, au rythme annuel  mais l’animal n’est pas parqué dans un réduit étroit et obscur, il croît et embelli dans un vaste enclos à flanc de colline, sans mutilations et avec une nourriture sans antibiotique, à fin d’une consommation exclusivement familiale.

Porc Cul Noir Alsacien

Un élevage vertueux

Eric observe, s’informe, voyage et acquiert au fur et à mesure une solide connaissance d’un animal dont la constitution anatomique et biologique est proche des humains (95% de gènes communs) de sorte qu’il est utilisé en recherche médicale, avec des applications thérapeutiques.

Il est réputé plus intelligent que le chimpanzé, sa peau comme la nôtre brûle au soleil, il n’est pas très respectueux de son environnement et la  goinfrerie lui est familière. C’est à l’écrivain et gastronome Charles Monselet qu’on doit l’aphorisme : « tout homme a dans son cœur, un cochon qui sommeille » que relaye aujourd’hui à sa manière et sans modération le mouvement Me Too !

Fort d’un savoir patiemment accumulé, Eric entreprend d’agrandir son élevage et se met à la recherche de nouveaux espaces. À Saint-Maurice, les friches sont nombreuses, mais il se heurte aux réticences de néo-ruraux, désormais plus nombreux sur site que les autochtones patentés, sans compter les Cassandres qui lui prédisent un cuisant échec. Il fait son affaire des premiers, à force de pédagogie sur ses méthodes d’élevage et use de patience pour apporter aux seconds un démenti cinglant.

Au cours d’un périple dans le Bade-Wurtemberg, il découvre la race porcine Schwäbisch Hall qu’un ingénieur agronome Rudolf Bühler a sauvé de la disparition dans les années 80 du siècle dernier. La graisse marmoréenne de ce bel animal, noir de tête et de cul, cousin du noir de Bigorre, n’avait plus la faveur des consommateurs.

Contre vents et marées, Bühler est parvenu à recréer une véritable filière porcine, axée sur le plein air et le bien-être animal, en rupture avec l’élevage intensif. Aujourd’hui ce sont 850 éleveurs qui produisent des cochons « nature »…

Porc Cul Noir Alsacien

Alors Eric acquiert des truies Schwäbisch Hall et leur offre pour compagnon un verrat de la race « piétrain » qui tire son nom d’un village d’Outre Quiévrain ! Sa musculature est exceptionnelle et sa croupe rebondie lui a valu le sobriquet de « culard ». Très prisée dans sa Belgique originelle, il est promu par la Confrérie de l’Ordre du cochon piétrain et même honoré d’une distinction brassicole, la Piétrain, une bière ambrée titrant 8°.

Il va de soi que cette parentalité de haute lignée confère à la soixantaine de porcelets annuellement conçue, un destin qualitatif encore rehaussé par des conditions d’élevage, totalement en phase avec le principe du « vivant ».

 

“Je n’ai rien inventé”

La viande de porc est la plus consommée au monde. En France, le cheptel porcin est estimé à 25 millions d’unités. 90 % sont élevés dans des hangars fermés, sur des caillebottis et du béton. Ils subissent des mutilations dénoncées avec raison par les partisans de la cause animalière.

Changement radical de décor à Saint-Maurice où les culs-noirs Alsaciens vont et viennent, pas plus d’une vingtaine dans des enclos d’un à deux hectares enserrant des prairies, entrecoupées de 80% de chênes. Ni bauges, ni souilles, mais des abreuvoirs régulièrement renouvelés, car contrairement aux idées reçues, le cochon apprécie les eaux limpides. La saillie des truies est naturelle, le verrat s’en charge ponctuellement. La période de gestation est de trois mois, trois semaines et trois jours, un cycle arithmétique parfait que mentionnait déjà Aristote.  Grande est la fécondité des truies car chaque portée compte dix à douze  porcelets, mis à bas en février/mars. À la mi-avril, quand ils atteignent les 10 semaines, ils rejoignent les différents parcs, avec une intégralité physique préservée car ils n’ont enduré ni castration à vif, ni dents meulées ou arrachées, ni queue coupée, contrairement à la plupart de leurs congénères.

Porc Cul Noir Alsacien

Leur alimentation est entièrement naturelle, à base de céréales produites en partie sur l’exploitation. Orge, avoine, triticale (un hybride d’orge et de blé) pois, sont mélangés pour faire une soupe avec du petit lait de chèvre et de vache puis complétés avec du trèfle frais (coupé à la faux) et une fois par semaine des orties riches en fer.

À cet ordinaire consistant s’ajoutent les extras : vers, racines et autres nutriments, que ces redoutables fouineurs déterrent des prairies, sans oublier les friandises dont ils raffolent, glands locaux et châtaignes d’Ardèche qui viennent parachever un engraissement HVA (haute valeur alimentaire). « En 2020 » raconte Eric « la sècheresse a occasionné un stress des chênes, qui en réflexe de défense a généré une abondante récolte de glands ». Nul doute que ses pensionnaires étaient à la fête ! Quant aux châtaignes ardéchoises, elles donnent un bon gras, croquant sous la dent et fondant en bouche, rien à voir avec un lard caoutchouteux qui colle au palais et que refuse le gosier. L’impérialisme de la diététique a tant culpabilisé le gras, nonobstant ses qualités, que des résistances ont fini par s’insurger comme celle de la journaliste et auteure culinaire Frederick Grasser Hermé, épouse un temps de Pierre Hermé, créatrice de  l’Amicale du Gras pour vénérer le dieu cochon, qui rappelle à bon escient : « qu’il faut consommer de 12 à 20 grammes de gras par jour pour nourrir notre cerveau, l’organe le plus gras de notre corps ».

Celles et ceux qui ont eu l’occasion, dans le sillage d’Eric, d’accéder à l’un de ses parcs, peuvent mesurer de visu les effets du bien-être animal. Les cochons rayonnent littéralement ! Leur livrée révèle une impeccable géométrie alternant une tête noire, un corps rose couvert d’une fine couche de poils, une croupe d’ébène prometteuse de superbes jambons, une queue en tire-bouchon perpétuellement agitée et des sabots élégants qui rappellent les escarpins de Miss Piggy dans le Bébête show.

Sa pratique d’élevage, Eric la joue modeste. Il répète à qui veut l’entendre : « je n’ai rien inventé, je suis un passeur d’histoire qui reproduit simplement le savoir-faire de mes prédécesseurs » et d’insister « sur l’interdépendance de la nature, des hommes et des bêtes ». 

Après sept à huit mois de maturité, vient le temps de l’abattage qui s’échelonne de la mi-octobre à début janvier. Les culs noirs Alsaciens  partent à l’abattoir de Cernay dans une bétaillère agréée, d’un seul niveau, conduite par Eric. Sur place, ils sont séparés de leurs semblables dans des boxes distincts et paillés.

Porc Cul Noir Alsacien

Les conditions de vie des porcs ont pour corollaire une forte incidence qualitative sans comparaison avec l’offre industrielle et d’année en année, à partie de fin octobre/début novembre, on se presse du côté de Saint-Maurice pour découvrir le nouveau millésime de la production Freydt-Drouan, conforme en tous points à la certification : « né et élevé dans le Val de Villé ».

Eleveur est un métier, boucher en est un autre. Alors Eric s’est entouré de la collaboration de deux professionnels, Patrick Spitz et Georges Glaetzlin, qui assurent la découpe des carcasses et valorisent la production en apprêts charcutiers. Côté viandes : longe, carré, poitrine, noix, filet mignon, jarret et pieds. Côté charcuterie : boudin noir cuit au feu de bois, saucisse paysanne, saucisse noire, saucisse de foie, lard, saucisse de viande et la fameuse tourte de Mémé, en hommage à Marie, la maman d’Eric. Le jambon, morceau de choix, est mis à vieillir jusqu’à la saison des asperges.

Le cul noir Alsacien séduit les chefs et les artisans

Pour les particuliers, l’approvisionnement se fait sur place, en vente directe. Seuls les professionnels sont livrés.

En Alsace, où les petits producteurs ne sont pas encore légion, les bonnes adresses circulent vite dans le microcosme professionnel et bien en amont de la mode et du Covid 19, les chefs cherchaient inlassablement à se fournir localement et en quantités suffisantes, un exercice aléatoire, il faut bien le reconnaître. Les premiers à s’intéresser à la démarche d’Eric furent Paul et Marc Haeberlin ! « Ils me prenaient des demi-cochons que je leur livrais à l’Auberge. Un jour ils m’ont accueilli au stammtisch, situé au fond de la cuisine. J’ai été très honoré, car ce sanctuaire n’est pas ouvert à tout le monde et on a sablé le champagne à la santé des culs noirs ». Un souvenir qu’Eric évoque encore, avec des trémolos dans la voix.

Une autre fois, c’est Hubert Maetz qui l’emmène à Paris, pour répondre à une invitation du journaliste gastronomique Jean-Luc Petitrenaud qui recevait sur un bateau, un aéropage de chefs étoilés.

Autre pionnier, Gérard Goetz. Le cul noir Alsacien ne pouvait rêver d’un plus glorieux destin que d’être admis dans les gargantuesques cochonnailles que le chef de Julien propose depuis des lustres.

Ensuite d’autres restaurants ont suivi le mouvement :  La Table du Gourmet à Riquewihr, La Palette à Wettolsheim, La Table d’Olivier Nasti à Kaysersberg, Le Bouc Bleu à Beblenheim, L’Auberge du Frankenbourg à La Vancelle, Le Pressoir de Bacchus à Blienschwiller, Le Crocodile et Le Funambule à Strasbourg. La liste pourrait ne pas être exhaustive, toute omission serait imputable à l’auteur de l’article…

Anny et Eric Freydt-Drouan

Les produits d’Eric sont également disponibles à l’épicerie OH à Strasbourg, aux magasins Côté Nature à Strasbourg, Illkirch et Horbourg-Wihr, chez Saint-Bio’z à Sélestat, dans les magasins Vivre Bio-Maison de Strasbourg, Marlenheim, Vendenheim, Monswiller, Schweighouse, Dorlisheim et à l’Intermarché de Benfeld.

Enfin ils sont particulièrement mis en valeur dans l’attrayante boucherie de Natacha Biehler, au centre-ville de la capitale alsacienne.

En 2018, à l’initiative d’Alsace Qualité, de l’Académie de Strasbourg, d’Alsace Destination Tourisme et des Etoiles d’Alsace, a été organisé à l’Université de Haute Alsace à Mulhouse, avec l’entremise d’Isabelle Haeberlin et le parrainage de Mariella et Laurent Kieny, le 1er Trophée Jean Marc Kieny, en hommage au Président des Etoiles d’Alsace qu’il fut si brièvement et au créateur du concept de « l’Alsace recuisinée ». Le thème de ce trophée qui s’adressait à des équipes de cuisine et de salle, issus des lycées professionnels et des centres de formations d’apprentis alsaciens, consistait dans la préparation et le service d’un carré de porc cul noir Alsacien, évalués par un jury présidé par Olivier Nasti et composé de Marc Haeberlin, Julien Binz, Laurent Arbeit, Bernard Leray et Michel Husser.

Le Porc Cul Noir était le thème du 1er Trophée Jean-Marc Kieny ©S. Kauffer-Binz

 

“Rester ce que nous sommes”

La réussite de l’entreprise, son aura grandissante et l’implication de ses

enfants, sont autant de facteurs qui pourraient inciter Eric à un développement et un agrandissement de son activité. Pourtant, pour légitime qu’elle soit, cette perspective n’est pas d’actualité. Il souhaite préserver le caractère familial de l’entreprise et perpétuer encore et toujours les valeurs qui ont procédé à son installation, à savoir la recherche constante de qualité, le respect du bien-être animal, la traçabilité de la production et l’adéquation avec l’environnement. Tous les investissements consentis vont dans ce sens. 

Jambon fumé et séché Freydt-Drouan

L’esprit paysan/ouvrier auquel il est très attaché perdure avec ses enfants dans une forme évidemment contemporaine. Joeffrey, ancien élève du Lycée Hôtelier Alexandre Dumas, seconde son père dans l’élevage et cumule un emploi de chef d’équipe dans une boucherie-charcuterie en gros. Anaïs s’occupe de la relation clients, de la communication et de la vente, tout en travaillant extra muros, en tant qu’assistante administrative. Eloïse vaque à la traçabilité, la prise de commandes et la vente et officie comme chargée de recrutement dans une agence d’intérim. Enfin Anne, la compagne d’Eric, est préposée à la comptabilité et à la vente.

Si les Freydt-Drouan se hâtent lentement et ne prêtent qu’une d’oreille aux sirènes du développement, ils ne se cantonnent pas pour autant dans l’immobilisme. Bien au contraire ils améliorent constamment leur pratique mais en demeurant fidèle au modèle basique qu’ils se sont fixés. Comme ils produisent une grande partie des céréales qui nourrissent leur troupeau, ils plantent du grand épeautre, cet ancêtre du blé, dont les grains sont moulus dans le moulin artisanal Peter à Rathsamhausen pour donner une farine à présent également proposée à la vente. Et, pour la première fois cette année, leur offre s’étend à une huile de colza qu’ils élaborent, du champ à la bouteille.

L’élevage du porc cul noir Alsacien du Val de Villé n’a pas vocation à rester un épiphénomène, car contrairement à la bonne parole prétendue irréfragable et autoproclamée par les protagonistes de l’agriculture intensive, il existe des alternatives au tout chimique. Elles peuvent être vertueuses, économiquement viables, accessibles au grand nombre et sans faire injure à la planète. Eric et les siens en ont fait la démonstration convaincante et en cette année qui célèbre (discrètement) le 200ème anniversaire de la mort de Napoléon Bonaparte, ils illustrent à leur tour une des plus belles maximes de l’empereur : « impossible n’est pas français ».

Par Maurice Roeckel
Crédits photos ©Anais F-D