Nous avons tous entendu parler de « sauce aurore », et parfois, de préparation « à l’aurore ». Que cela signifie-t-il ? En français, l’aurore est le moment de la journée qui suit l’aube et qui précède immédiatement le lever du soleil ; l’horizon présente alors des lueurs brillantes et rosées. Car oui, l’aurore n’est pas l’aube : l’aube précède l’aurore.
D’ailleurs, à l’aube, il n’y a que les premières lueurs du jour ; la coloration est blanchâtre, indécise, voilée. Au contraire l’aurore est brillante, éclatante, soit rosée, soit jaune doré. Et le mot aurore est un mot très ancien, puisqu’il existe déjà en latin, où aurora désigne le « moment où le jour se lève ».
La sauce aurore ? Évitons de consulter les textes où n’importe écrit n’importe quoi, avec parfois une prétention considérable, et cherchons, au contraire, chez des auteurs qui sont soucieux de dénominations raisonnables, attestées. Par exemple, j’ai trouvé soit un velouté avec coulis de tomate, montée au beurre, soit une sauce américaine additionnée de mayonnaise, soit simplement une sauce mayonnaise avec du concentré de tomate. Bref, des préparations de couleur rose.
Remontons le temps : au début du 20e siècle, le Guide culinaire discute d’un « consommé à l’aurore, composé d’un tapioca très léger sobrement rosé à la purée de tomates ; il est accompagné d’une très fine julienne de filets de volaille ». Le livre évoque aussi une « sauce aurore » qui serait un « velouté tomaté dans les proportions de trois quarts de velouté et un quart de purée de tomates, avec addition de 50 grammes de jambon maigre en brunoise ». En maigre, ce serait un « velouté de poisson tomaté dans les proportions de trois quarts de velouté et un quart de purée de tomates ». Bref, la tomate ferait l’aurore…
Mais j’ai eu souvent l’occasion de dire ici que le Guide culinaire ne doit certainement pas être utilisé comme référence, vu la quantité considérable d’erreurs qu’il contient, son incompétence historique fondée sur une large ignorance des textes anciens, et beaucoup de ses incohérences. Ce n’est pas au prétexte qu’Auguste Escoffier s’est dit le plus grand chef du monde (et Edouard Nignon, par exemple, à la même époque) que son éventuelle compétence culinaire lui donne une quelconque autorité du point de vue des dénominations culinaires.
Avant lui, Joseph Favre fit bien mieux, avec sont Dictionnaire universel de cuisine. D’ailleurs, il y donne une formule (N°1205) d’une « couleur aurore » : « Mélanger du rouge et du jaune de façon à ce que le jaune soit la partie dominante. » C’est quand même bien plus intéressant que d’avoir seulement de la tomate, non ? Visuellement plus élaboré, plus soigneux ! Et c’est ainsi qu’il présente des « Escalopes de saumon à l’aurore (Mets froid). » : « Tailler des escalopes dans les filets d’un saumon cru; les aplatir et leur donner une forme régulière. Les cuire au beurre: les presser légèrement et les laisser refroidir. Décorer le bord pointu de chaque escalope avec des filets d’anchois, caviar, blanc d’œuf et rouge de homard ; placer les escalopes sur un plafond et les glacer d’une forte gelée obtenue avec la coction condimentée du restant du saumon. Laisser prendre la gelée, et la couper avec le couteau autour de chaque escalope, afin d’en faciliter le levage. Dresser ces escalopes en forme de turban sur un pain vert. Envoyer une sauce mayonnaise, à l’essence d’anchois, à part. »
Remontons un tout petit peu dans le temps : en 1868, digne élève de Carême, il y a Urbain Dubois, qui reste souvent traditionnel, et donne une « Sauce à l’Aurore. Versez dans une casserole 5 dl. de béchamel, réduite avec du blond de veau concentré et de l’essence de champignons, vannez-la sur feu en incorporant 200 gram. de beurre fin, 4 cuillerées à bouche de sauce tomate bien rouge passée à l’étamine, et enfin 3 cuillerées de champignons cuits, coupés en petits dés. ». Là encore, la tomate.
Mais l’élève ne valait pas le maître : au début du 19e siècle, Marie-Antoine Carême lui-même écrit « ou en couleur aurore en mêlant ensemble du rouge et du jaune. ». Là, c’est bien la confirmation que nous attendions : l’aurore n’est pas du simple rose, mais du rouge et du jaune.
Et avant Carême ? Je n’ai rien trouvé, sauf chez Vincent La Chapelle, un
« poulet Aurore » : farci avec beurre, ciboule, et sauce à l’Italienne. Pour cette dernière, voici la recette: « Hachez quelques champignons, persil, ciboules, truffes vertes, si vous en avez : mettez une pincée de chaque chose pour une petite sauce dans une casserole assaisonnez de sel, poivre concassé, un couple de gousses d’ail entières, un verre de vin de champagne, ou du rhin, une trenche de citron, & le jus de la moitié d’un citron, un couple de cuillerées à dégraisser de coulis ou essence. Faites bouillir le tout un moment, & en ôter la tranche de citron, & les gousses d’ail : observez qu’elle soit d’un bon goût ».
La recette date donc de 1735, mais là, je ne vois plus la couleur aurore ! Pourquoi le mot ? Hommage à une princesse de ce prénom ? Recette servie tôt le matin ? Recette commencée tôt le matin ? Jeunes poulets ?
Par Hervé This