“Au creux de l’hiver, salaison et fumaison”

Bizarre hiver 2011-2012. Novembre fut un mois sec, mes sources n’offraient plus qu’un mince filet. En décembre, j’attendais le froid et la neige pour bloquer l’eau qui jaillissait de partout. Dans le pré du haut, début janvier, un torrent venu de la montagne dévalait la pente. Les trop-pleins des sources grondaient, l’eau s’engouffrait dans les galeries de mulots pour sortir en jet puissant 50 mètres plus bas ! Et me voici en février, un froid polaire m’invite à rester au coin de mes poêles à bois. Dehors c’est un autre monde, le thermomètre est descendu à moins 20°C. A la nuit tombée, sous la voute céleste, je vais une dernière fois soigner mes animaux : enfermer les volailles car le renard et la fouine sont aux aguets, abreuver les lapins, fourrager l’âne et la jument, et souhaiter bonne nuit aux chiens. Je mets les bottes de neige, me couvre de ma doudoune et prend le temps de vivre l’espace et d’écouter le silence. Vraiment, la porte de ma maison s’ouvre sur une nature figée par un froid mordant, un autre monde. Et dire qu’en ce même endroit, il y a quelques mois, je me baignais dans la fontaine : le charme des saisons est formidable.

Heureusement, la choucroute et les navets salés sont au cellier, les bocaux de fruits au sirop, la ratatouille et la sauce tomate sont dans le confiturier, le lard et les jambons terminent de fumer, les pâtés, presskopfs et rillettes sont en conserves, les boudins au congélateur, les côtis et jambonneaux au saloir et les saucisses sèchent.

Chaque année, j’achète quelques cochons à un ami qui les élève à 1100 mètres d’altitude, sur aire paillée, en semi-liberté. Le roi des animaux est nourri de petit lait, de patates et de céréales. Il vit heureux au grand air vivifiant parmi ses congénères. Je lui commande mes bêtes au moins quatre mois avant, car il me les laisse profiter. Je les veux gras comme un moine, avec un lard épais d’au moins 6 cm. Les bêtes atteignent 150 kg de poids carcasse. Avec ma mère, préposée au boudin, et une bande d’amis, la fête dure trois jours.

 

Je fabrique toutes mes charcuteries sans aucun additif. Je réalise moi-même mes mélanges d’épices, prépare mes marinades et farces avec les herbes du jardin. Promis, pas un gramme de poudres magiques dans mes cochonneries. Je sale lard et jambons au sel de Guérande additionné d’un soupçon de sucre, de schnaps, de baies de genièvre sauvage et coriandre juste un peu concassés, quelques gousses d’ail, des clous de girofle, feuilles de laurier, sarriette vivace, thym, origan et serpolet de la montagne. Je masse langoureusement les chairs, au moins une fois par jour pendant une semaine. Comme le porc est de qualité il n’exsude point, ne rendant quasiment pas d’eau. Pour le Monsieur, j’ai fabriqué un fumoir : deux étages de briques, une armature en bois dessus, avec une ancienne porte et des planches qui trainaient au grenier. Point de tirage ni de tuyaux pour évacuer la fumée, elle s’échappe comme elle peut par les interstices des planches car je veux un fumage à froid. Je vais chercher une remorque de sciure à la scierie du village. Les essences dominantes sont résineuses, cela me convient parfaitement.

Je dispose sur le sol du fumoir trois seaux de sciure puis l’allume avec un minuscule feu de quelques morceaux de petit bois. La masse va se consumer sans flamme pendant 15 à 20 heures, en dégageant très peu de chaleur, et en diffusant une fumée douce, parfumée et peu âcre. Je fume mes pièces en trois à six semaines, cela dépend de mes disponibilités, mais surtout de la température et de l’hygrométrie extérieure car, comme le fumoir est dans un appentis non chauffé, il ne fait que quelques degrés de plus qu’au dehors, et plus les jambons et pans de lard sont froids, moins ils prennent la fumée. De plus, je laisse reposer la viande. Je la touche et la sens. Je veux que ce procédé soit lent. Quelquefois, je ne fume qu’un jour sur trois ou quatre. Je viens de temps en temps, contempler mes pièces, évaluer leur prise de fumée, les caresser quelquefois.

Ensuite, avant de trancher les divines chairs, j’attends au moins cinq mois pour le lard, six pour les jambons. Ils sèchent dans l’atelier, pièce non chauffée dans laquelle la température oscille entre 5°C et 12°C. Il me faut donc beaucoup de patience et au moins six mois pour goûter mes œuvres. Mais quels plaisirs ! Quelles saveurs, la douce suavité des chairs mortifiées sublimées par un épiçage et une maturation lente. Les molécules les plus intéressantes sont concentrées dans le gras et mon lard en possède plus de la moitié ! La trace de l’ongle reste imprimée. Une tranche coupée est dure. Cuit, le gras devient translucide comme de la glace, fondant, presque croquant. Une œuvre d’art vous dis-je !

Mais comment fait t’on un lard fumé paysan dans les charcuteries industrielles, vous savez ce lard bien bronzé sans gras ?

En deux jours, ils font le boulot. La recette ? Prenez un cochon dit charcutier (max. 110 kg) nourri avec des granulés et poudres de Perlin-Pinpin, prisonnier innocent, incarcéré dans des cellules sans lumière du jour, serrés entres congénères d’infortunes. 110 kg est un poids convenable car au delà, les jambons ne rentrent plus dans les moules et le gras ferait fuir les consommateurs, ceux-là même, qui se nourrissent de chips et mille autres délicatesses (la plupart des saucisses contiennent la moitié de gras, mais caché).

 

Mais revenons au lard. Celui-ci est paré. On laisse scrupuleusement les cartilages blancs des côtis, ça fait du poids. Sur mes pans, ils sont enlevés. Ensuite on injecte une saumure à haute pression avec pleins d’aiguilles, qui perforent la pièce, un liquide composé de poudres de Perlin-Pinpin, de salpêtre, sel nitrité, etc. On attend une nuit. Le lendemain, le lard est passé à la peinture, une espèce de glue contenant entre autre des extraits de sang, des conservateurs et du goût fumé. Puis le morceau de bidoche mou est mis au fumoir. Entendez une armoire en inox avec de la sciure ou du bois, titillé par un chalumeau au gaz, qui envoie les fumées âcres à plus de soixante degrés. Vous avez retenu la leçon, plus c’est chaud, plus la viande prend le goût et l’aspect. Au bout de 24 heures, le lard paysan fumé est prêt. La pratique est tout à fait légale.
En décembre, je découpe un bovin, que le beau-frère élève patiemment sur des près de moyenne montagne. Ces animaux ne broutent que l’herbe en été et le foin en hiver. Pas de céréales, ni d’ensilages. Et pourtant, les génisses sont grasses à souhait. La viande est persillée et marbrée, les côtes sont enrobées d’une couche blanche presque cassante. Cette année ce fut une charolaise, qui passa de vie à trépas. Sur un poids vif de 740 kg, la masse carcasse n’est plus que de 400 kg environ avant le ressuage, opération, qui consiste à faire descendre la température de la viande à moins de 10°C et au bout de dix heures. 400 kg donc qui fournissent à peu près 270 kg de viande commercialisable, soit 150 kg à cuisson rapide et 120 kg à cuisson lente. Ben oui, faut enlever les os, les cartilages, l’excès de gras…Ma charolaise a donné 37 kg de faux-filet, 30 kg de rumsteck, 22 kg d’entrecôte, 22 kg de tende de tranche, 2.4 kg de poire, 1.9kg de merlan, 7.4 kg de hampe et d’onglet, 48 kg de plat de côtes, 30 kg de basses côtes, 12 kg de paleron, 13 kg de macreuse et les deux filets de 7 kg à peu près, dans lesquels j’ai taillé pour les copains de larges châteaubriand que je me suis empressé de mettre sur des braises ardentes. Avec une véritable sauce béarnaise et un Madiran de l’ami Thierry, voila qui fût un souvenir mémorable.
L’animal âgé d’un peu plus de trois ans, est laissé deux semaines en carcasse, dans les frigos ventilés de l’abattoir. Grâce à cela, les chairs acquièrent tendreté et goût : la viande mature, c’est-à-dire que des réactions physico-chimiques interviennent lentement et progressivement. Certes, la carcasse, un peu plus tous les jours, perd un peu de poids. En surface, les chairs s’oxydent. Certains morceaux deviennent secs et presque noirs, surtout dans les avants, qui ne devraient pas confirent aussi longtemps. Mais quel festival de saveurs ! Les bons bouchers le savent : la maturation des carcasses est une opération essentielle pour proposer un produit de qualité aux clients. Mais cela a un coût répercuté sur le prix au kilo, car il faut stocker la carcasse dans un vaste frigo, produire du froid, faire dormir la trésorerie et perdre du poids ! De plus, il faut parer la viande car le client n’est plus prêt à consommer une vraie viande rassie.

On trouve facilement de la viande de bœuf bon marché. Il s’agit souvent de vaches laitières de réforme, c’est-à-dire de bêtes ne pissant plus assez de lait, achetées à l’éleveur à bas prix. Pour réduire les coûts, pas de maturation. Dans les quatre jours suivant l’abatage, la bête est vendue au détail ! La viande est bien rouge mais molle, dure et peu goûteuse. Mais voilà que nos industriels de la barbaque ont trouvé un moyen de faire maturer la viande très rapidement, enfin quelque chose qui consiste à ne pas laisser deux semaines les carcasses au frigo et qu’elles perdent du poids. Le principe est parfaitement légal et aucun consommateur n’est averti du procédé au doux nom de “cryo-choc”. De l’air glacial, entre 0 et 1°C, est ventilé sur la carcasse à 1 mètre seconde. Jusque là tout va bien. Mais pour conduire correctement cette manœuvre, il faut qu’on ait exercé sur la viande encore tremblotante des stimulations électriques à basse ou à haute tension. La viande fraiche est donc passée à la chaise électrique. Cette pratique provoque de brusques contractions des muscles qui consomment ainsi leurs réserves de glycogène. Mais rassurez vous cette pratique n’est réservée qu’aux viandes à destination de la boucherie industrielle ! Et des steaks hachés !

Quatre catégories de viande rouge bovine existent en France :

  • Le bœuf : un taureau dont on a retiré les joyeuses. Il grossit mieux ; engraisse facilement et suivant les races et la maturation, la viande est excellente (9% de la production)
  • La génisse : jeune vache, pucelle bien souvent. Viande tendre et juteuse (16% de la production)
  • Le jeune bovin : mâle de moins de deux ans, qui n’est plus un veau et pas encore un taureau. Suivant les races, la viande peut être excellente. Elle connaît ses détracteurs comme ses admirateurs (30% de la production)
  • Et enfin la vache citée précédemment (45% de la production). Bizarrement on trouve dans cette catégorie de la viande de taureau (c’est légal et pas précisé)

Lisez donc les étiquettes, car depuis les scandales liés à la vache folle, vous devez trouvez obligatoirement la race et le type de bovin, ainsi que le lieu d’abatage mais pas la date. Donc pour connaître le degré de maturité, faites confiance au boucher.

La France est une immense ferme. En tous cas, le premier pays d’Europe pour la production de viande bovine, fière de ses quarante six races reconnues. Trois cent mille éleveurs chouchoutent vingt et un millions de bovins, soit une bête à cornes pour 3 habitants !
Si vous passez par Paris, allez leurs rendre visite au Salon de l’Agriculture, elles sont presque toutes présentes.

Il neige maintenant. Quelques flocons épars pas pressés de tomber remontent au gré des courants d’air. Il y en a de toutes les tailles, ces bijoux de dame nature, dont chacun est unique ! Mais voilà, à force de vous avoir entretenus de bonne viande de bœuf, j’ai maintenant envie de me griller un bon steak.

Par Daniel Zenner