La grande sauce : et si nous la goûtions une fois dans notre vie, pour savoir ce qu’est la grande cuisine classique ?
On sait que les grands repas anciens comportaient de nombreux « services » : il s’agissait moins de plats servis à tous que de plats répartis sur la table, pour le service à la française. Moins d’exubérance que l’on en fantasme, en quelque sorte. En revanche, la grande cuisine française a, dès le Moyen Âge, rivalisé de luxe, accumulant les truffes, les homards, les perdreaux ou les filets de sole comme s’il s’agissait de nos champignons de Paris, nos poulets ou nos sardines. Mais il s’agissait surtout là de cuisine « royale »… ou « impériale » quand Napoléon Bonaparte se fit couronner.
Et les cuisiniers de ces rois et empereurs de publier des recettes merveilleuses, à la hauteur de la richesse ostentatoire de leurs maîtres. Par exemple, Marie Antoine Carême poussa l’art culinaire jusqu’à des sommets, et ses élèves ne purent que simplifier ses formules. Un exemple de grande cuisine classique ? Je propose de le chercher dans le Cuisinier impérial d’André Viard, qui donne une « Grande sauce », dont voici la recette, en plusieurs étapes :
Première étape :
« Prenez le dessous de la noix du cuissot de veau au nombre de quatre ou un, selon la quantité de sauce que vous voulez ; vous les mettez dans une grande casserole avec deux cuillères à pot de consommé ; vous les faites suer sur un feu un peu ardent ; ayez bien soin d’ôter le plus qu’il est possible l’écume ; ayez aussi soin d’essuyer avec un torchon blanc ce qui s’attache à l’entour de l’intérieur de votre casserole, afin que votre sauce ne soit point trouble quand le consommé sera réduit ».
Là rien que de très bonne cuisine classique : on a préparé un consommé, et l’on y cuit de la viande, pour en renforcer le goût.
Mais vient la deuxième étape :
« Vous piquerez vos sous-noix avec votre couteau pour en faire sortir le jus, puis vous mettez votre casserole sur un feu doux, afin que votre viande et votre glace s’attachent tout doucement ; quand la glace qui sera au fond de votre casserole sera blonde, vous tirerez votre casserole du feu, vous la laisserez couverte ». Cette fois, on comprend qu’il s’agit d’épuiser la noix de veau, qui ne servira plus à grand-chose, ayant perdu l’essentiel de son jus.
Et vient la troisième étape :
« Puis, dix minutes après, vous la remplirez de grand bouillon où vous mettrez quatre ou cinq grosses carottes tournées, et trois gros oignons ; vous laisserez migeoter vos sous-noix pendant deux heures ». Nous avions du consommé, nous avons eu de la viande, et nous voici avec du bouillon : cela commence à faire bien, n’est-ce pas ? Mais ce n’est par terminé,
car vient la quatrième étape :
« Pendant ce temps, vous aurez pris les quatre noix, que vous mettrez dans une casserole avec quatre ou cinq carottes tournées, quatre ou cinq oignons dont un piqué de deux clous de girofle ; vous y mettrez plein deux cuillères à pot de consommé ; vous mettrez la casserole où sont vos noix sur un feu un peu ardent, afin que le mouillement réduise et tombe à glace ». Bon, des carottes et des oignons, c’est habituel ; et de nouveau du consommé, pourquoi pas s’il faut préparer une glace de viande. Mais ce n’est pas terminé.
Cinquième étape :
« Quand vous verrez que votre glace sera plus que blonde, vous transvaserez le mouillement de vos sous-noix qui auront bouilli deux heures et le verserez sur vos noix ; vous les laisserez détacher tout doucement ; puis vous les faites partir, c’est à dire bouillir. » Une habituelle réduction, pas de quoi nous effrayer.
Sixième étape :
« Vous faites un roux, et le délayez avec le mouillement qui est dans votre casserole ; quand votre roux est bien délié, vous le versez sur vos noix de veau, où vous ajoutez quelques champignons, un bouquet de persil et ciboule deux feuilles de laurier ; vous avez soin de bien écumer lorsque cela a commencé à bouillir ; vous l’écumez encore lorsque vous liez votre sauce avec votre roux ; tâchez que votre sauce ne soit ni trop claire ni trop liée si elle était trop liée il faudrait y ajouter du mouillement si elle ne l’était pas assez, il faudrait délayer un peu de roux et le mettre dans votre sauce ». Bon, là, il s’agit seulement de lier avec un roux, mais s’ajoute de nouveau une garniture aromatique, et, surtout, on voit un deuxième écumage, qui fait pressentir que la sauce aura une limpidité parfaite.
Septième étape :
« Quand votre sauce aura bouilli une heure et demie vous la dégraisserez, c’est à dire vous ôterez la graisse qui se trouve sur le derrière de votre sauce ; et quand votre viande est cuite, vous passez à travers une étamine votre sauce ». Nous avons encore l’habitude de dégraisser les sauces, et, aussi, de les passer, mais on voit combien nos anciens mettaient de soin à leur sauce.
Pour ce qui me concerne, j’ai essayé une telle sauce en respectant tous les détails, et vous pouvez m’en croire, c’était… une Grande Sauce !
Par Hervé This