Depuis ses 14 ans, Théo Kieffer est passionné de pigeons. Installé dans le village de Nordhouse, à 20 km au sud de Strasbourg, son exploitation de qualité lui permet de fournir les plus grands restaurants de la région.
Pour les habitués de la restauration gastronomique, Théo Kieffer, éleveur de pigeons à Nordhouse (67), est devenu un personnage familier, car, de Wissembourg à Ferrette, ses délicats volatiles sont référencés à travers des apprêts rivalisant d’originalité et de finesse. Si la Région Grand Est compte cinq éleveurs de pigeons, Théo est le seul à exciper d’un ancrage en Alsace. Les chefs alsaciens déplorent régulièrement de ne pas disposer de produits locaux d’une grande variété ou en quantités suffisantes avec pour conséquence l’obligation de s’approvisionner au-delà des Vosges, voire même beaucoup plus loin et renoncer ainsi à une offre locavore, pourtant demandée par la clientèle. Aussi lorsque des producteurs ou des éleveurs prennent l’initiative, à leurs risques et périls, de mettre en marché des produits nouveaux, ils méritent d’être encouragés par la restauration, qui a tout intérêt à leur faire confiance. À cet égard, l’exemple de Théo Kieffer est édifiant. Good’Alsace l’a rencontré dans son fief de Nordhouse.
«Je ne sais pas ce qui m’a piqué»
Une incursion dans la ferme de Théo à Nordhouse, une commune de 1760 habitants du Grand Ried, fière à juste titre d’avoir conservé son aspect de village alsacien traditionnel, avec ses maisons aux toits rouges rassemblées en rond autour de l’église, a quelque chose d’un dessin de Hansi. Ici aucune zone pavillonnaire linéaire ne vient défigurer le patrimoine architectural originel. En activité depuis 1812, la ferme Kieffer, blottie au cœur du village jusqu’en 1992, se consacrait principalement à la culture du tabac et à l’élevage de bovins à viande. Son intérêt pour les pigeons contracté dès ses 14 ans, Théo a de la peine à le situer ! Est-ce leur rôle de donneur d’alerte, à l’instar des oies du Capitole, ou leur fidélité à toute épreuve dans leur vie de couple, ou encore leur aptitude à véhiculer des messages de nature à modifier le cours de campagnes militaires, d’histoires amoureuses, voire de spéculations financières (c’est grâce à un pigeon voyageur qu’un baron de Rothschild a été informé à la City de Londres de la déroute de Napoléon à Waterloo). Théo ne saurait le dire. Alors, plus prosaïquement, il se contente d’un banal: «je ne sais pas ce qui m’a piqué»! Après des études agricoles sanctionnées par un diplôme en agrométéorologie (interaction entre les phénomènes atmosphériques et l’ensemble des facteurs de la production agricole), il s’envole pour un périple d’un an aux États-Unis, qui le conduit successivement dans les États de Caroline du Nord, de Californie et de Washington, non pas à des fins touristiques, mais pour se former sur les fermes américaines à l’élevage de pigeons, la plus performante de la planète.
Sur place, il se familiarise avec le pigeon de chair Hubbel, créé en Californie dans les années vingt, mais inconnu en Europe. « Dans le domaine de la génétique, les Américains avaient beaucoup d’avance sur nous », souligne Théo. Riche de cette expérience américaine, il revient au pays, effectue son service militaire, puis occupe un emploi de technicien en production bovine, jusqu’à la reprise de la ferme familiale en 1992.
7 000 pigeons de chairs
Dès son arrivée à la direction de la ferme, Théo se presse de sortir l’exploitation du village et il construit de nouveaux bâtiments, bien à l’écart des habitations, route de Limersheim. Peu à peu, il délaisse les bovins et à la place du tabac, il cultive des céréales, qui nourriront les pigeons, un élevage qu’il s’apprête à développer. Pour ce faire, il construit deux grandes volières (3 aujourd’hui), orientées plein sud, répondant aux normes du bien-être animal et en bon alsacien, il se donne pour nouvelle raison sociale, la dénomination de « Duwehof » en français « La cour des Pigeons ». Théo aime son métier et ses oiseaux, c’est ce qui transpire de ses explications sur son activité ponctuée d’anecdotes révélatrices de sa perception de la relation homme/animal qui, malgré la finalité mortifère de ce dernier, n’est pas exempt de respect, voire de sentiment. Ce ressenti est difficile à transmettre oralement ou par écrit, il n’est véritablement perceptible qu’in situ, quand le visiteur peut toucher la réalité du doigt. C’est pourquoi on ne peut qu’encourager les maîtres d’hôtel et chefs de rang en charge de conseiller les clients dans le choix des mets, de rendre visite à Théo, car, en s’imprégnant de sa connaissance du produit, ils seront d’efficaces prescripteurs des préparations de pigeonneaux.
Théo regrette « que le pigeonneau reste un produit intermédiaire, moins répandu que les autres volailles, suscitant du coup un moindre intérêt de la recherche avicole. Aussi: «Comme les humains, les pigeons ont des problèmes de maladie, de couple, de petits tracas, qui les affectent, à nous éleveurs de les soulager », explique Théo qui gère en nombre constant quelques 7 000 pigeons de chairs. Dans leur volière confortable, ils ont accès à l’air libre, ils sont sensibles à France Musique qui leur diffuse des airs apaisants et ils adorent exposer leur plumage aux gouttelettes de pluie, quand celles-ci ne sont pas trop froides. Il arrive parfois que l’un ou l’autre prenne la poudre d’escampette, mais ils n’importunent guère le voisinage, car ils reviennent toujours au bercail. Les vieux couples entretiennent avec l’éleveur une relation quasiment amicale, quand il s’approche, ils bombent nerveusement le torse et lui adressent une joyeuse roucoulade.
Les pigeons sont synchronisés sur l’heure d’hiver
C’est à partir de l’âge de six mois que la pigeonne est prête à pondre son premier œuf, 24 heures après suit un deuxième. La ponte est tributaire de la lumière, les pigeons sont synchronisés sur l’heure d’hiver, immuable toute l’année. Avant éclosion, 18 jours de couvaison sont indispensables, la tâche est équitablement répartie entre le mâle (de 10h à 17h) et la femelle (de 17h à 10h).
Les 8 premiers jours après la naissance, le pigeonneau double de poids chaque jour et il se nourrit du lait de jabot produit et régurgité par les deux parents. Ensuite, les parents introduisent peu à peu dans l’alimentation, les graines de maïs et les granulés à base de blé enrichi de calcium, de phosphore et de coquilles d’huîtres bio, sans aucun additif chimique. Gros buveur, le pigeon a besoin d’une eau propre et abondante. Il supporte relativement bien la chaleur et le froid sec, mais il déteste les périodes humides et froides. La taille ad hoc avant abattage, il l’atteint au bout de 25 à 28 jours, conformément à la demande des restaurateurs, son poids se situe alors entre 400 et 500 grammes.
Une commercialisation ciblée sur la gastronomie…
Jusque dans un passé récent, le pigeonneau était très peu présent sur les tables alsaciennes. Théo Kieffer a tout bonnement suscité une demande qui n’existait pas. En quête de débouchés, il s’est tout naturellement adressé à la restauration gastronomique.
Les chefs soucieux d’innover et de surprendre leur clientèle étaient potentiellement intéressés par une production de qualité, locale de surcroît! Ses premiers clients furent : Antoine Westermann du Buerehiesel, réputé pour le travail des volailles et Bernard Bégat du Moulin du Kaegy. Ce dernier, fin connaisseur du pigeon de chair, qu’il proposait dans son premier restaurant du côté de Fontainebleau, mit celui de Théo à sa carte à Steinbrunn et fort du succès obtenu le recommanda vivement à ses collègues étoilés Marco Arbeit et Jean Marc Kieny. La machine était lancée et l’embellie s’est poursuivie jusqu’à aujourd’hui, où une bonne quarantaine d’établissements, se fournissent auprès de Théo et participent ainsi à populariser le pigeon auprès des particuliers. Dans l’immédiat, la production est écoulée à raison de 90 % dans la restauration et 10 % auprès des particuliers. Pour dynamiser le marché de ces derniers, la boucherie-charcuterie pourrait être un relais performant, ce qui exigerait au préalable, un peu de pédagogie, car les professionnels sont peu motivés.
Une clientèle majoritaire de chefs cuisiniers
Avec une clientèle largement majoritaire de restaurateurs, Théo Kieffer a dû faire face à une forte baisse de ses ventes pendant la fermeture des établissements à consommer sur place. Le pigeonneau s’accommodant mal à la vente à emporter, avec sa chair cuisinée à la goutte de sang, qui ne supporte pas le réchauffage, il n’a pu bénéficier d’un marché de substitution. Pour limiter les dégâts financiers, il a dû recourir à l’aide de l’État (PGE) qu’il faut à présent rembourser. À la réouverture, il a heureusement retrouvé une grande partie de ses clients, mais pas tous, et il a besoin d’augmenter son chiffre d’affaires, pour ne pas être à la merci d’un nouveau revers de conjoncture. La chair de pigeon est délicate et délicieuse, un peu volaille, un peu gibier. Les chefs qui la travaillent sont unanimes à reconnaître la qualité Duwehof. Les petits producteurs ont besoin des restaurateurs, l’inverse est vrai aussi !
Par Maurice Roeckel