Au Moyen-Âge, et encore à la Renaissance, on cherchait dans les arts des correspondances entre le monde divin et le monde terrestre, et les symboles religieux étaient partout. Le vert, couleur printanière, renvoyait à la résurrection du Christ. D’où les sauces vertes déjà présentes dans le Viandier de Guillaume Tirel, au 14e siècle, mais, aussi, les sauces « vert-pré » qui sont plus tardives.
J’ai déjà évoqué cette sauce il y a environ deux ans, un peu en passant, mais je propose d’y revenir… parce que je trouve dans la Suite des dons de Comus une recette tout à fait explicite, que je donne de façon plus moderne :
- faire super des tranches d’oignon, quelques petites tranches de veau, un peu de jambon, des carottes et de panais émincés
- quand tout cela a rendu son jus et commence à attacher, mouiller avec du bouillon, du vin de Champagne et un demi-verre d’huile
- ajoutez deux gousses d’ail piquées d’un clou de girofle
- faire cuire, puis passer au tamis de soie pour dégraisser
- faire un roux blond avec beurre et farine
- y ajouter la sauce passée, et cuire jusqu’à épaississement
- ajouter une bonne quantité de persil blanchi, puis broyé au mixer : c’est lui qui donne la couleur verte printanière
- terminer avec le jus d’un citron.
François Marin, l’auteur du livre, indique cette « sauce au vert pré » peut se manger froide.
Quelques années plus tard, François Pierre, dit La Varenne, donne une recette de « sauce verte » qui se fait avec du blé vert, du pain grillé, du sel, poivre, vinaigre ; le tout est pilé, passé, puis servi avec les viandes. On le voit, il y a une différence entre sauce verte et sauce vert-pré.
Puis les deux sauces se retrouvent de livre en livre, jusqu’au Dictionnaire universel de cuisine de Joseph Favre.
Par exemple, il signale des « œufs au vert-pré », qui sont des œufs farcis, les jaunes ayant été broyés avec du beurre, des câpres et des pickles. Ils peuvent être glacés à la gelée, ce qui les a fait dénommer « œufs en chaufroid ». On le voit, la dénomination vert-pré est ici fautive.
Puis, il donne une recette de Potage crème de volaille au vert-pré, qui s’obtient par ajout, dans du consommé de volaille, d’épinards, de cerfeuil, de ciboule et d’estragon broyés. Là encore, les recettes initiales ne sont pas respectées, tout comme dans la « poularde au vert-pré », qui aurait été encore nommée « à la ravigote chaude ». Pour cette poularde, la sauce vert-pré aurait été obtenue à partir de volaille broyée avec fond de volaille, fécule, puis ajout de cerfeuil, estragon, épinard et de ciboulette broyés, avec une quantité relative de cornichons, de câpres, et de capucines, confits au vinaigre.
En réalité, Favre est un peu confus, puisqu’il confond la ravigote chaude et la sauce vert-pré.
Le Guide culinaire, à la même époque, opte pour une sauce vert-pré qui aurait été une sauce chaud-froid verdie aux épinards broyés. Et il évoque une « garniture au vert-pré » qui serait composée de bouquets de cresson ordinaire ou de cresson alénois et de bouquets de pommes paille. Décidément, cela ne va pas non plus.
Allons, il faut conclure à propos de ce vert-pré. Quand une préparation est verte, il n’y a pas lieu de la nommer vert-pré. Quand on ajoute une garniture de cresson, inutile d’utiliser un autre terme que « garniture de cresson ».
Le vert-pré, lui, sera donc plutôt un velouté émulsionné à l’huile, plutôt chaud, verdi par du persil, conformément à la règle qui veut que l’inventeur d’une préparation soit celui qui ait le droit de le nommer.
Par Hervé This
À propos de la sauce verte
Bien sûr, une sauce qui est verte est une sauce… verte, mais la « sauce verte » est un nom en quelque sorte réservé depuis longtemps. Dans un article consacré à la sauce vert-pré, nous avions rencontré une recette de sauce verte, mais en passant, sans y prêter attention, et je n’avais pas expliqué la sauce verte… alors qu’elle apparaît à l’origine de la cuisine française publiée, en 1319, dans le Viandier de Guillaume Tirel, dit Taillevent . Je ne résiste pas au plaisir de la donner avec son orthographe :
« Saulce verde. Prenez du pain blanc & le mettes bouillir en vinaigre & puis le mettes refroidir la plus souueraine verdeur est de froment ou autre ou deffault de froment doysille ou de ressise & en la saulce de la chair se fait pareillement mais que tant que lon y mect vng petit de saulge & le passes en lestamine & si elle est trop aigre si y mettes du vin blanc tiede mettes gingembre & poiure & non autres espices. »
On voit d’abord une sauce liée au pain, avec du vinaigre et du vin, et des végétaux qui la rendent bien verte. Elle est passée, et assaisonnée de gingembre et poivre.
Peu après, François Pierre, dit La Varenne, donne une recette analogue, au blé vert, et, sans passer, il propose de servir cette sauce épaisse (faite au mortier et au pilon) sous les viandes. Avec François Massialot, c’est plus élaboré, puisque l’on broie d’abord oseille et poirée pour en récupérer le jus, auquel on ajoute oignons, oignons, sel, poivre, vinaigre, câpres, écorce d’orange.
Mais Nicolas de Bonnefons revient aux sources : il parle de « sauce verte, laquelle se fait avec le blé vert, l’oseille & le persil pilés ensemble, on ajoute la râpure de croûte de pain passée, bien déliée par un tamis, avec quelque peu de gingembre ».
De sorte que, cette fois, tout est clair : la sauce verte est une sauce liée au pain, verte en raison de végétaux verts qu’on y a mis. C’est ainsi qu’elle a traversé les époques et que nous devons aujourd’hui l’avoir.