Gilbert Mestrallet avec Monique et Emile Jung au Crocodile en juillet 2015 ©SandrineKauffer

Passion Vin -Gilbert Mestrallet ; la mémoire vive du Crocodile

Comment présenter Gilbert Mestrallet sans le restreindre à sa fonction de sommelier ? Comment dévoiler cet homme de grand cœur qui ne cesse de se mettre en retrait pour narrer la grandeur des lieux et la magnificence du Crocodile, le célèbre restaurant strasbourgeois de la rue de l’Outre?


Gilbert Mestrallet a été sacré Meilleur Sommelier/Maitre d’hotel de France en 1980, mais il est également le directeur de salle du restaurant jadis 3 étoiles Michelin, l’alter ego, le complice bienveillant de Monique et Emile Jung, puis l’associé de Philippe Bohrer lors de la transmission et le fil conducteur avec le nouveau propriétaire Cédric Moulot. Narrateur extrêmement précis et fiable, le conteur passionné de cette institution gourmande, en est aussi le témoin, incarnant la mémoire vive du passé, l’existence d’un présent et l’avenir du célèbre Crocodile.

Son premier jour au Crocodile

Natif de Savoie, diplômé d’un bac Général à Alberville, il pose sa candidature en 1970 pour intégrer le lycée hôtelier de Strasbourg. «À cette époque, la sélection était bien plus pointue».
Gilbert Mestrallet ; la mémoire vive du Crocodile ©SandrineKauffer


Aussi loin qu’il s’en souvienne, pas de cuisinier dans la famille, mais un café-routier non loin de son domicile, dans lequel il aimait passer du temps auprès de Rose, le soir en rentrant de l’école. “Mon père était ouvrier cariste et maman travaillait aux PTT avant de rester au foyer, élever ses 6 enfants, dont je suis l’aîné ».


une carte postale ancienne de la salle du Crocodile -DR
Se souvient-il de sa première journée au Crocodile ? «Oui, parfaitement comme si c’était hier. J’ai postulé pour un poste de commis le 25 octobre 1972, j’avais 20 ans. Les Jung venaient de racheter le restaurant un an auparavant. Et je me souviens que Fernand le chef de rang passait la ponceuse et la cireuse, portant un tablier bleu. Il y avait encore du parquet en ce temps-là», sourit-il nostalgique. «Il y avait aussi Eugène le gardien de la maison, qui habitait au-dessus du restaurant et qui montait le charbon de bois pour le fourneau en cuisine. Toute une époque», souffle-il, «révolue», ajoute-t-il.


Il fourmille de récits. Il se révèle intarissable, volubile, passionnant quand il s’agit de parler du restaurant, véritable mémoire vive de l’établissement, rassemblant les photographies jaunies et les journaux d’antan. Il raconte avec précision les grands changements de la maison, rappelant qu’en 1976, Monique et Emile Jung avaient décidé de fermer deux jours par semaine. «Une révolution !», s’amuse-t-il. «Suite à la canicule, la chute de la fréquentation avait été catastrophique». Qu’à cela ne tienne, il observe la réactivité et l’innovation dont ont fait preuve le mythique couple de restaurateurs. En 1979, ils sont les premiers à installer une climatisation intégrée. «Ils étaient de vrais précurseurs», rajoute-t-il admirateur. Il relate avec respect le travail acharné et quotidien accompli par Les Jung. En 1975, ils obtenaient le second macaron, c’est le virage vers l’excellence. «Monique Jung nous disait avant chaque service qu’il faut une permanence dans l’effort, sinon cela ne sert à rien. Elle était extrêmement attentive à tout ce qui se passait», certifie-t-il, spectateur privilégié.


La brigade du Crocodile dans les années 1980 -DR
Mais revenons à notre sujet et c’est là que la mission n’est pas aisée, car à chaque question posée, le sommelier, portraitisé en tant que tel, revient sans cesse vers ses sujets de prédilection, les Jung et l’histoire du Crocodile. « Mais que voulez-vous que je vous raconte ?», sourit-il candide. «Je suis arrivé en 1972 et depuis j’y suis encore,…et voilà », semble-t-il conclure, confirmant par ses révélations une personnalité d’homme de l’ombre, si discret, qui peine à se dévoiler.

Une soif inaltérable d’apprendre

Diplômé en salle, il devient chef de rang en 1973 et la même année, voit l’arrivée du sommelier Jean-Marie Stockel, en provenance de l’auberge de l’Ill après avoir formé Serge Dubs. «Il fallait au moins une telle pointure pour satisfaire le goût de Mr Jung», assure Gilbert Mestrallet, rappelant que le chef cuisinier s’était classé second au concours national de Sommelier/Restaurateur et qu’il avait co-fondé l’A.S.A (Association des Sommeliers d’Alsace). «Jean-Marie Stockel avait posé la trame de la carte des vins. En quittant la maison d’Alain Chapel, il avait tous les contacts des domaines très prestigieux. C’était aussi un précurseur. En 1973, nous étions parmi les premiers à servir des vins européens. C’était inédit. Les Jung voulaient honorer leur clientèle parlementaire».

Jean-Marie Stockel avait posé la trame de la carte des vins. En quittant la maison d’Alain Chapel, il avait tous les contacts dans les domaines très prestigieux, citant le marquis d’Angerville, ou un corton Bresson de Tollot-Baut en 1978.


Gilbert Mestrallet décroche le titre de meilleur sommelier/Maître d’hôtel de France. DR
Jean-Marie Stockel Meilleur Sommelier de France en 1972, lui avait donné des cours et le chef de rang s’était pris au jeu des concours. En 1979-1980, c’est la consécration. Gilbert Mestrallet décroche le titre de meilleur sommelier/Maître d’hôtel de France. «C’était une grande satisfaction, j’étais extrêmement heureux et fier. J’avais beaucoup travaillé», se souvient-il. J’allais déguster chez les vignerons tous les dimanches et je goûtais beaucoup avec Mr Jung, l’accompagnant chaque année en Bourgogne. Il conserve précieusement des souvenirs extraordinaires de ces moments privilégiés passés avec le chef étoilé. «C’était une période où le monde viticole était en pleine évolution avec l’arrivée des grands Crus», se remémore-il. Ce fut son dernier concours, s’engageant vers l’enseignement (au Cefppa) à la formation et à la transmission.

«J’ai été formé aussi bien par Monique que par Emile Jung», reconnaît Gilbert Mestrallet. Lui formidable cuisinier-saucier au palais aiguisé et grand connaisseur des vins. Elle, tout autant passionnée et cultivée, lui a transmis le savoir-faire, le savoir-être et la compréhension du goût. « Vous verrez, vous apprendrez à reconnaître les saveurs, une cuisson juste et une association heureuse», le rassurait-elle. «J’étais impressionné par leurs connaissances et Les Jung allaient toujours au bout du goût », se plait-il à marteler avec conviction «au bout du goût, oui ! inlassablement».


“Le vin est une émotion souvent couplée avec une émotion factuelle” ©SandrineKauffer
En 1983, Jean-Marie Stockel quitte le Crocodile. Gilbert Mestrallet devient le sommelier/Maitre d’hôtel du Crocodile et se retrouve dépositaire de la cave à vins. De 600 références en 1973, le crocodile avait culminé en 1989-90 avec 1800 références et un stock de 65000 bouteilles, se maintenant à 1500 références en 2015.

«Je n’ai pas de vin, de région, ni de cépage préféré», confie Gilbert Mestrallet. «Le vin est une émotion souvent couplée avec une émotion factuelle (un lieu) et relationnelle (des personnes). «Au crocodile, nous ne servions pas de vins jeunes, mais essentiellement des vins à leur apogée. C’est la finalité du métier de sommelier, celle d’évaluer un nouveau millésime en devenir, l’acheter, le garder et le déguster à son apogée».


Une vie liée à celle de Monique et Emile Jung

Au crocodile, c’était l’école de la réserve, de la modestie et de la générosité. En salle d’immenses personnalités se sont attablées, certaines à l’instar de Maria Schneider la maman de Romy, la cantatrice Elisabeth Schwarzkopf, le président de la république Française Valéry Giscard D’Estaing, Michel Rocard, Mort Shuman, ou Alain Delon ont laissé une empreinte indélébile dans ses souvenirs. Tous les artistes, les écrivains et les politiques d’envergure nationale et internationale sont venus au Crocodile.
«Mais aucun n’a fait de caprice de star», reconnaît Gilbert Mestrallet ; «Ces V.I.P. adaptaient leur comportement au style de la maison. Nous avions la clientèle que nous méritions», disait Madame Jung».

«Ma vie est liée à celle du crocodile et à la famille Jung», admet le sommelier. «J’ai partagé leurs joies, leurs peines ; elles étaient aussi les miennes. Je suis arrivé sans doute au bon moment dans une famille de restaurateurs. Je m’y suis bien senti et j’y suis resté, tout simplement. J’ai beaucoup appris, j’ai rencontré tellement de monde, découvert les plus beaux produits, j’ai une chance extraordinaire. Je prenais plaisir à venir les lundis, le jour de fermeture pour aider madame Jung dans la partie administrative ou à la blanchisserie. Nous discutions de longues heures».

«C’est le fils que je n’ai jamais eu», s’exclame Monique Jung avec un regard tendre et bienveillant posé sur Gilbert Mestrallet. «J’ai reporté sur lui toute mon attention. Professionnellement, je l’ai façonné avec respect. Il apprenait tellement vite et il avait du talent. C’était un très bon élève, qui avait une soif d’apprendre et une mémoire phénoménale», admire-t-elle. «Pendant le service, nous n’avions pas besoin de nous parler, un seul regard suffisait, nous avions noué une véritable complicité. Nous nous complétions», «C’est la communion des âmes», rajoute-elle.

Pourtant, après tant d’années passées à se côtoyer, se confier, après l’énonciation de telles considérations, de marques d’attention, d’affection, d’admiration et de complicité, force est de constater que le vouvoiement reste de mise. Là, réside l’empreinte perceptible d’un très profond respect, d’un amour qui symbolise une relation filiale entre deux professionnels perfectionnistes.

Par Sandrine Kauffer
Crédit photos ©Sandrine Kauffer