Il y a de ces recettes que nous croyons établies depuis toujours… mais qui méritent qu’on aille y voir d’un peu plus loin ! Par exemple, les « œufs à la neige ». Aujourd’hui, on fait une crème anglaise et on la sert avec des blancs battus en neige, sucrés, que l’on poche sur du lait, par exemple. Est-ce bien ce qu’en disent les bons livres de cuisine ?
Par Hervé This
Par exemple, dans le Dictionnaire universel de cuisine de Joseph Favre, vers le début du 20e siècle, la recette était la suivante :
« Employer : sucre en poudre grammes 140 ; sel : pincée à deux doigts ; oeufs nombre 6 ; crème liquide : litre 1 ; vanille.
Procédé. — Passer les oeufs et séparer les blancs des jaunes. Battre les blancs dans une terrine avec un fouet jusqu’à ce qu’ils soient très fermes, c’est-à-dire pris en neige ; ajouter le sel et 40 grammes de sucre en poudre; mélanger.
D’autre part, mettre la crème sur le feu avec la gousse de vanille et le restant du sucre ; la faire cuire un instant jusqu’à ce qu’elle soit réduite d’un peu moins d’un quart. Prendre alors au fur et à mesure avec une cuillère, les blancs d’oeufs, les mouler avec une autre cuillère pour leur donner la forme d’un oeuf et les jeter cuillerée par cuillerée dans la crème en ébullition ; les retourner, les retirer successivement quand ils sont cuits et les déposer sur un tamis pour les égoutter, et continuer ainsi jusqu’à ce que tous les blancs soient cuits. Retirer le bâton de vanille et lier le restant de la crème avec quatre jaunes d’oeufs ; faire épaissir sans laisser bouillir. Dresser les oeufs en pyramide sur un plat et les arroser de la crème, qu’on aura passée au tamis de soie.
Remarque. — Il est bien entendu que l’on peut varier l’arôme ; à défaut de vanille on se sert de zeste de citron, que l’on met cuire dans la crème, ou de l’anis qu’on met dans un petit sachet. On peut également remplacer la crème par du lait ; dans ce cas on double la quantité et on fait réduire de moitié. Pour être appétissant, la qualité essentielle de cet entremets est sa blancheur, qui justifie sa dénomination. Autrefois, on le colorait de diverses couleurs : rose, vert ou jaune ; mais ce bariolage est de mauvais goût. »
Là, c’est vraiment gourmand, non : la crème réduite et liée au jaune d’oeuf, c’était quand même bien mieux que nos médiocres crèmes anglais d’aujourd’hui, au lait !
Mais Favre n’a pas toujours fait le travail de recherche suffisant, et je propose de remonter encore un peu dans le temps, Tiens, Jules Gouffé, qui fut un des premiers cuisiniers à donner des recettes précises. En 1867, il donne la recette suivante :
« Ayez 1 litre de lait que vous ferez bouillir dans une casserole de la contenance de 2 litres ; ajoutez 30 grammes de sucre et la râpure d’un demi-citron ; cassez dans une terrine 6 oeufs en séparant les jaunes et les blancs ; réservez les jaunes pour la sauce ; fouettez les blancs, et lorsqu’ils sont bien fermes, ajoutez 2 hectos de sucre en poudre ; Mêlez le sucre et les blancs d’oeufs; puis mettez dans le lait bouilli 6 parties des blancs d’oeufs, chacune de la grosseur d un oeuf, en évitant qu’elles se touchent dans la casserole; Mettez sur le coin du fourneau et laissez mijoter pendant 4 minutes ;
Tournez les blancs d’oeufs avec la cuiller pour qu’ils cuisent également ; quand ils sont fermes, égouttez-les sur un tamis; Continuez l’opération jusqu’à ce que tous les blancs soient employés ; lorsqu’ils sont refroidis, dressez-les en hauteur sur le plat ; faites une sauce avec le lait et les jaunes d’oeufs. Vous ajouterez à celte sauce 30 grammes de sucre; couvrez les oeufs avec la sauce, que vous ferez également bien refroidir ; servez. »
C’est plus conforme à notre recette actuelle, mais peut-être moins intéressant.
Allons, remontons encore avec le Cuisinier impérial, publié en 1806 :
« Vous casserez dix œufs ; vous séparerez les blancs et les jaunes; vous fouetterez les blancs comme pour du biscuit; quand ils seront bien pris, vous y joindrez deux cuillerées de sucre en poudre, et un peu de poudre de fleur-d’orange ; versez une pinte de lait dans une casserole, six onces de sucre, un peu de fleur-d’orange ou autre odeur quand votre lait bouillira, vous prendrez plein une cuillère à bouche de blanc; vous le mettrez dans votre lait; vous faites pocher les blancs; laissez-les égoutter sur un tamis: quand ils sont tous pochés, vous ôtez la moitié du lait, ou seulement le quart ; vous délayez les jaunes, et vous les mettez dans le lait ; vous le remuez avec une cuillère de bois; dès que vous voyez qu’ils se lient, vous retirez du feu ce mélange, et vous le passez à l’étamine dans une autre casserole vous dressez après les œufs sur le plat et vous les masquez avec votre sauce. »
Là encore, tout va bien… mais c’est quand on remonte encore que tout se gâte : au 18e siècle, Pierre de la Varenne, dans son Cuisinier français, nous indique que les œufs à la neige ne sont pas ce qui nous a été transmis :
« Faites bouillir du lait avec un peu de farine ; mettez-y ensuite six blancs d’oeufs ; remuez bien, sucrez et lorsque vous serez prêt de servir, remettez sur le feu, et glacez ; ou bien jetez par dessus le reste de vos blancs bien frits ; passez y légèrement un couvert de four, et servez sucré avec quelques eaux de senteur. Vous pouvez, au lieu de blancs, y mettre le jaune de vos œufs à proportion, et les blancs frits par dessus. La crème à la Mazarine se fait de même, hormis que vous n’y mettez point de blancs d’oeufs. »
Rien à voir, donc ! D’ailleurs, il donne une autre recette, avec le même nom :
« Cassez des œufs, séparez les blancs des jaunes, mettez les jaunes dans un plat sur du beurre, et les assaisonnez de sel, et posez-les sur de la cendre chaude ; battez et fouettez bien les blancs, et peu avant que de servir, jetez-les sur les jaunes avec une goutte d’eau rose, et la pelle du feu par dessus, puis sucrés.
Autre façon. Vous pouvez mettre les jaunes au milieu de la neige, qui est de vos blancs fouettés, et les faites cuire devant le feu un plat derrière. »
On le voit : comme pour les œufs farcis, que j’avais discuté précédemment, nous aurions raison de ne pas croire que les œufs « à la neige » sont la seule recette que nous connaissons. Au fond, le philosophe romain Cicéron avait bien raison de dire qu’« un homme qui ne connaît que sa génération est un enfant » : la lecture des livres de cuisine anciens nous fait grandir !
Par Hervé This