On connaît la sauce nommée « allemande » … mais souvent avec des doutes sur ce qu’elle est vraiment. Par exemple, est-ce la même chose que la « sauce d’Allemagne » ? Et quel rapport avec une préparation « à l’allemande » ? Allons-y voir de plus près.
La plus ancienne mention de l’Allemagne que je trouve dans un livre de cuisine est donnée par Nicolas de Bonnefons, en 1655, et à propos de salsifis. On y trouve que cette « sauce tournée », ou « sauce d’Allemagne », se prépare « en mettant du beurre dans un plat, avec du sel & de la muscade & un peu de vinaigre ; puis mettre un plat sur le réchaud, & à mesure que le beurre fondra, tourner continuellement avec une cuillère tant que tout soit fondu ; & après le verser dessus les salsifis, & servir promptement, d’autant que si on les laissoit davantage sur le feu, ou que l’on les rechauffast le beurre s’affiniroit ou s’éclairciroit comme de l’huile ; Vous y pourrez aussi adjouster la cresme douce ainsi qu’aux carottes. »
On voit, ainsi, qu’il y a une émulsion qui se fait, comme dans un beurre blanc ! Et l’on observe que la terminologie de « sauce tournée » ne signifie pas que la sauce est tournée, au sens d’émulsion déstabilisée, mais seulement qu’il faut la tourner pour faire l’émulsion du beurre fondu dans la phase aqueuse, à savoir le vinaigre.
Un an après, Pierre de Lune parle, lui, de « cochon de lait à l’Allemande », qui n’a aucun rapport : il s’agit de couper un cochon en quatre, de le faire sauter avec du lard fondu, puis de cuire avec du bouillon, un peu de vin blanc, bouquet garni, sel, poivre muscade, et l’on sert, après tranchage, avec une préparation, toujours revenue au lard fondu, d’huîtres, farine, citron, câpres, olives dénoyautées, le jus de citron.
Les occurrences suivantes se trouvent en 1722 : c’est François Massialot qui donne sa recette de cochon de lait à l’Allemande.
C’est d’ailleurs amusant, parce qu’il fait presque du coupé coller, mais en habillant la recette à sa manière : il dit d’échauder et vider le cochon (ce qui était évident), mais il ajoute aussi, dans le bouillon de cuisson, un oignon piqué de clous de girofles, des fines herbes. En fin de cuisson, il propose l’ajout d’un verre de vin blanc, et il termine avec l’ajout de la cervelle frite et de persil frit sur le bord du plat de service. Bref, la recette n’a pas vraiment changé.
En revanche, apparaissent chez lui des « œufs à l’Allemande » : il s’agit de faire des œufs pochés dans du bouillon. A part, on bat des jaunes d’œufs avec du lait et l’on cuit. Puis on réunit l’ensemble, et l’on ajoute du fromage râpé, avant de passer sous le gril. Appétissant, non ?
Et vient une sauce d’Allemagne, par exemple pour un brochet : le poisson est cuit à l’eau, puis on le sert avec une sauce faite de vin blanc, câpres hachées, anchois, thym, fines herbes et champignons hachés, plus des truffes et des morilles ; on lie avec beurre et parmesan
Le Nouveau cuisinier royal, en 1729, ne dit pas autre chose, sauf que, à nouveau, l’auteur recopie en ajoutant. Pour le brochet à la sauce d’Allemagne, il précise d’ « habiller bien proprement » le poisson, de le cuire incomplètement dans l’eau, puis de l’écailler avant de le mettre dans une casserole avec du vin blanc, des câpres hachées, des anchois, des fines herbes et des champignons hachés. On porte à frémissement, puis on y ajoute du beurre pour lier, avec du parmesan.
Et s’ajoute alors un « Pâté à l’Allemande aux Huîtres », qui est un pâté d’agneau, avec lard, sel, poivre, muscade, clous de girofle, laurier, fines herbes. Amusant d’observer que la cuisson doit durer… trois heures ! Et, en fin de cuisson, on y ajoute un ragoût d’huîtres.
En 1758, François Marin, dans les Les dons de Comus, revient sur la sauce à l’Allemande, mais il lui donne plus de goût : il commence par sauter dans du beurre ou du lard fondu des champignons avec persil, ciboules, échalotes. Puis on ajoute des tranches d’oignon, on singe avant de mouiller avec du blond de veau, un verre de vin, du sel, du poivre. Puis on finit avec parmesan et vinaigre.
Plus originale est sa « crème à l’allemande », dont je donne la recette complète :
« Ayez de bonne crème bien douce. Il en faut trois chopines pour un plat. Faites-la bouillir & réduire à cinq demi-septiers ; mettez-y trois onces ce sucre. Faites -la bouillir encore un peu, & l’écumez bien. Laissez un peu refroidir. Ayez deux ou trois gésiers de poulet, que vous ouvrez, & prenez la petite peau qui est en dedans, vous la lavez, hachez & mettez dans un gobelet ou autre vaisseau, avec un peu de votre crème sur des cendres chaudes. Quand cela sera pris, mettez le tout dans votre crème & la passez à l’étamine, bien blanche, à plusieurs fois. Mettez le plat sur lequel vous devez la servir sur des cendres chaudes. Versez votre crème dedans. Couvrez-le d’un plat avec un peu de braise dessus pour la faire prendre. Ensuite vous la mettez au frais pour la servir. On peut la mettre à la glace si l’on veut. »
Conclusion ? C’est la seconde recette qui me fait bien envie, à l’occasion de cette exploration !
Au 19e siècle, Viard revient sur la « sauce allemande », qu’il propose de faire avec un velouté lié avec des jaunes d’œuf, du beurre, poivre et sel.
Et Marie Antoine Carême d’ajouter, à la même époque, à propos d’une « allemande » :
« Quant à la sauce allemande, elle fut sans doute importée chez nous après quelque grande noce ; et nous conservons encore avec respect le nom de cette sauce blonde, que nous avons rendue aussi veloutée que parfaite. Par conséquent, nous pouvons dire, sans craindre d’être taxés de vanité, que ces sauces étrangères sont tellement changées dans leurs préparations, qu’elles sont depuis longtemps toutes françaises. Honneur soit donc rendu aux cuisiniers du dix-huitième siècle et à ceux du siècle présent, qui ont eu assez de bon sens pour maintenir les noms de ces sauces nationalisées ! »
C’est un argument d’autorité, d’autant plus contestable qu’il commence par un « sans doute » : Carême n’a pas fait l’étude historique, mais il est grandiloquent.
Gouffé, lui, distingue une liaison à l’allemande et une allemande. Pour la liaison dite à son époque « à l’Allemande », c’était de la farine détendue dans de l’eau, lait ou bouillon, suivant le genre d’opérations pour lequel on l’employait ; on passait à travers la passoire dite chinois, puis on versait d’une main dans les mets que l’on voulait lier, en agitant de l’autre avec la cuillère. En revanche, pour sa recette d’allemande, il fallait réduire de l’essence de champignons, de l’essence de volaille et du velouté gras, et lier avec des œufs et du beurre.
En 1889, Joseph Favre ajoute ses commentaires, à propos de l’allemande :
« Sauce composée de farine passée au beurre sans être roussie et mouillée avec du bouillon de viande blanche, telle que veau, dinde, poulet etc., que l’on fait réduire en remuant et qu’on lie ensuite avec des jaunes d’œufs. Les qualités essentielles que doit comporter cette sauce sont d’être blanche et très réduite. »
Et, peu après, le Guide culinaire donne quelque chose de si différent que la dénomination est alors usurpée. L’allemande serait un velouté lié et crémé, avec champignons, fond blanc, velouté, jus de citron ; après réduction, on ajouterait de la crème et du beurre. Certes, une telle préparation n’est pas mauvaise, mais ce n’est pas une allemande : évitons le Guide culinaire pour l’enseignement !
Mais nous devons toujours terminer sur une note positive : je propose de retenir quelques recettes intéressantes « à l’allemande », et de distinguer des sauces allemandes différentes
– des « sauces d’Allemagne » : une émulsion qui se fait en battant, tout en chauffant, du beurre, avec sel, muscade, vinaigre
– des « sauces à l’allemande » : champignons, oignons, singés, puis additionnés de parmesan et de vinaigre
– des « sauces allemandes » : un velouté réduit, lié avec des jaunes et du beurre, éventuellement crémé.
par Hervé This