Il faut que je vous entretienne présentement d’une spécialité pâtissière plébiscitée en Alsace, figurant en bonne place dans toutes les devantures des boulangers-pâtissiers et dans l’esprit des Alsaciens, à tel point que ceux-ci croient aujourd’hui que la Linzertort a été créée du côté de Strasbourg. Dimanche dernier, j’ai entendu un boulanger affirmer cela. Pire ! “Elle était réalisée avec des restes de confitures !” dit-il. “Et dans la pâte, on met des noisettes, des amandes, du chocolat en poudre, du quatre épices et de la levure chimique !” Gentil boulanger, j’espère que tu liras ma chronique car je tiens en ces lignes, à restaurer une petite partie de la vérité historique.
D’après l’encyclopédie Wikipédia sur le Net, il s’agit “D’une recette autrichienne ou hongroise avec une tresse sur le dessus. Elle est généralement à base de confiture de fruits rouges…C’est une des plus anciennes recettes de pâtisserie datée de 1653… Réalisée avec sucre, farine, beurre, amandes, noisettes, cannelle, clous de girofle, confiture…”. Je continue mes recherches sur le Net. Mille sites me donnent des recettes les plus fantaisistes les unes que les autres. Et rien sur l’historique ou du moins sur quelque chose qui s’y rapprocherait. Il me faut donc plonger, comme à mon habitude, dans mes vieux grimoires.
Pas de traces dans “Le Cuisinier” de Pierre de Lune (1656). Rien dans “La Maison Réglée” d’Audiger (1692), comme dans “L’Art de bien traiter” de L.S.R. (1674) ou “Le Dictionnaire de Cuisine” un ouvrage collectif (1767). Rien non plus dans “Le Confiseur Royal” (1825), ni dans “L’Art de la Cuisine Française” d’Antonin Carême (1832). Peut-être dans “Le Pâtissier Pittoresque” du même auteur, et paru en 1815. Mais ce livre, je ne l’ai pas encore…. Je cherche pourtant sous tartes, tourtes, gâteaux, Lintzentart, etc. J’épluche aussi “Le Dictionnaire de Cuisine de Jules Gouffé” (1867) ainsi que son “Livre de Pâtisserie” (1873) sans succès. Rien dans “L’Art du Bien Manger” (1903) ni dans “Le Traité de la Pâtisserie Moderne” d’Emile Duval Darenne (1911). Qu’ont-ils donc envers les Autrichiens ?
Les ingrédients originels dans la Linzer Torte
Puis, je cherche du côté de mes grimoires en Allemand. Je m’approche de l’Autriche et on y parle la même langue. J’ai la chance de posséder un “Kochbuch” écrit par Davidis Holle en 1891, à Bremerhaven, non loin de Brême dans le nord de l’Allemagne. Cet ouvrage est imprimé en lettres gothiques. Fabuleux, beau, mais très dur à lire et à traduire car le texte contient beaucoup de lettres, lettrines et de majuscules inconnues. Mais je me renseigne et m’aperçois que la recette contient du sucre, des amandes râpées, de la farine, des jaunes d’œufs crus et des jaunes d’œufs cuits ainsi que du rhum ! Point de cannelle ou autres épices. L’auteur ne nous en dit pas plus sur la farce et il ne s’agit ici que de la recette de la pâte répertoriée sous “Linzer Torte” donc “Tourte de Linz”. Dans un autre “Kochbuch” (1934), paru chez Alsatia à Colmar, écrit en Allemand (bien sûr !) l’auteur non identifiée donne trois versions, zeste de citron et Kirsch en plus. La garniture peut être constituée de confiture ou de purée de framboises ou de groseilles.
En 1941, dans un Kochbuch écrit par Paula Horn, toujours en gothique pur et dur, on voit que la recette a considérablement évoluée car la poudre de cacao, la margarine et la levure chimique font leur apparition ! La garniture est composée d’une marmelade (confiture) Elle parle cependant du quadrillage à réaliser sur le dessus du gâteau.
Mais revenons donc en Alsace. Dans l’Ancienne Alsace à Table, pas de traces de la fameuse spécialité empruntée à la ville de Linz, comme si l’auteur Charles Gérard avait voulu effacer le souvenir de l’occupation autrichienne d’une partie de l’Alsace car, en 1324, Jeanne De Ferrette (et non pas De Florette…) épouse Albert II de Habsbourg. Le Sundgau lui est donné en dot, avec ses sangliers, cerfs et habitants. Pour les non-Alsaciens, qui liraient ma chronique, sachez que le Sundgau est la région située la plus au Sud de notre minuscule territoire. On y trouvait autrefois de vastes forêts. Aujourd’hui, entre deux champs de maïs, on peut apercevoir des jolies filles car Miss France 2012 (ndlr Delphine Wespiser) vient d’un petit village du Sundgau !
Quand on interprète une recette du temps passé…..
Une autre Alsacienne, Marguerite Spoerlin, écrit en 1842, en Allemand, un ouvrage à destination des cuisinières bourgeoises. Encore une fois, nulle trace de notre gâteau, ce qui me fait penser que l’engouement qu’on lui prête aujourd’hui est relativement récent.
Est-ce un pâtissier qui a eu au début du siècle dernier l’idée de ressortir une recette ? L’a-t-il créée de retour d’un séjour en Autriche ? Quoi qu’il en soit, la tarte et ses cent versions font bien partie de notre patrimoine gastronomique, enrichi dès le 14ème siècle par l’arrivée des Autrichiens.
Et si j’allais jeter un coup d’oeil dans l’ouvrage “La Cuisine des Familles” (1897) de Jeanne Savarin.
Et la recette est bien là ! Sous le nom de “LINTZER-TARTE” La formule émane d’un grand pâtissier parisien. Pour réaliser la pâte, il emploie du sucre, de la farine, du beurre, des jaunes d’œufs cuits et crus, du cognac et de la cannelle. Et c’est tout ! Il indique que “L’on peut garnir la tarte avec toutes sortes de confitures, marmelades, à condition qu’elles soient fermes et non coulantes”. Et il nous propose une formule de marmelade de rhubarbes et de cerises de Montmorency, très peu sucrée. Les bandelettes entrecroisées de huit millimètres de large sont obligatoires sur le dessus de l’œuvre. J’ai dernièrement réalisé cette recette pour une bande d’amis.
Quand on interprète une recette du temps passé, il faut réfléchir à ce qu’avaient nos grands-parents comme produits disponibles et les employer. La farine était rarement blanche, j’ai donc pris de la bise bio. Le sucre était grossier et brun, un sucre de canne non raffiné a fait l’affaire. Les œufs pondus par mes poules ainsi qu’un bon beurre au lait cru ont complété l’ensemble. En garniture, j’ai réalisé une purée de pêche de vignes. Belle récolte cette année, d’ailleurs ce fût le seul fruit qui a poussé dans ma montagne. Vous savez ? Les petites pêches à la peau épaisse et à la chair violette. La pulpe, après avoir ôté la peau, est un peu amère mais si délectable !
Le gâteau a bien plu. Mais j’aurai aussi dû penser au modèle de four, dont ils se servaient en 1900, car ma tarte n’était pas bien cuite en dessous. Merci Henri de m’avoir mis la puce à l’oreille en me rappelant le fait qu’à l’époque, on disposait d’un four à sole, chauffé au feu de bois. Il est vrai que j’aurai eu dans ce cas un socle croustillant.
Promis, je la referai dans mon four à pain daté de 1786.
Par Daniel Zenner