Avant-propos : La « cuisine moléculaire », inventée par Hervé This, désigne une cuisine moderne, réalisée avec des ustensiles de chimie, qu’on trouve aujourd’hui dans les foyers de la ménagère. C’est une technique, qu’il ne faut donc pas confondre avec la gastronomie moléculaire, laquelle est une activité scientifique.
L’intérêt des ustensiles de chimie en cuisine
Par exemple :
• Pourquoi ne pas utiliser des sondes à ultrasons pour faire des émulsions, notamment les mayonnaises, en quelques secondes ?
• Pourquoi ne pas utiliser des pompes ou des siphons pour faire des mousses : blancs en neige ou autre ?
• Pourquoi ne pas utiliser de l’azote liquide pour faire des sorbets, en quelques secondes, avec de surcroît des consistances bien plus lisses que les sorbets classiques ?
• Pourquoi ne pas utiliser les thermocirculateurs pour cuire à basse température ?
• Pourquoi ne pas utiliser des broyeurs à billes pour faire en quelques secondes ce que l’on mets des dizaines de minutes au mortier et au pilon ?
• Pourquoi ne pas utiliser des systèmes de reflux pour récupérer les vapeurs, au-dessus des casseroles, quand une belle odeur est perdue ?
• Pourquoi ne pas utiliser d’autres gélifiants que les seuls pieds de veau ou arêtes de poisson ?
• Pourquoi ne pas utiliser des évaporateurs rotatifs pour capter les odeurs merveilleuses de certains ingrédients (framboise, café…) ?
Les applications concrètes et les succès
La cuisine basse température
Les gélifiants
Mais l’acceptation a également été accélérée par la crise de la vache folle, à partir de 1995. Les cuisiniers, prudents, ont voulu éviter la gélatine pour les aspics, bavarois, et autres préparations gélifiées… et ils ont été heureux d’utiliser les agar-agar, alginates, carraghénanes, et autres gélifiants que je proposais sans succès depuis des années.
Évidemment, les nouveaux outils et ces nouveaux gélifiants ont suscité de nouvelles productions, et l’on a vu des mousses au siphon se répandre dans les restaurants du monde entier. Les viandes ont été cuites à basse température, et l’agar-agar s’est popularisé.
L’œuf parfait
Un des plus beaux succès a été celui de l’ « œuf parfait », que j ‘avais inventé pour expliquer l’intérêt de la basse température. Initialement j’avais inventé cet œuf pour expliquer la cuisson des œufs, viandes et poissons, et je l’avais nommé « parfait » parce que je l’opposais à un œuf dur très imparfait. Hélas le terme de « parfait » est resté, alors que j’ai également proposé d’autres œufs : à 62 degrés, 63 degrés, 64 degrés, 65 degrés, 66 degrés, 67 degrés, 68 degrés, 69 degrés, et ainsi de suite.
Mon préféré ? Aujourd’hui, c’est sans doute celui qui est cuit à 67 ou à 68 degrés, parce que le jaune prend une consistance de pommade, tout en conservant son goût de jaune d’œuf à la coque, tandis que le blanc est pris, mais parfaitement tendre. Je me souviens ainsi de recettes merveilleuses : par exemple, on met, dans des jolis bols, un œuf à 65 degrés, entouré de spaghettis cuits dans une bisque de langoustine, d’une ou deux langoustines juste pochées dans cette bisque, et de belle crème ; ou bien encore une crème de champignons, où l’on trempe des « mouillettes » de jaune cuit à 68 degrés.
Évolution et style
Quoi qu’il en soit, la fin des années 1990 a vu à la fois l’apparition d’un nouveau style de cuisine moderne, que des personnes mal informées ont nommé « gastronomie moléculaire », confondant cuisine et chimie. Et c’est la raison pour laquelle, en 1999, j’ai introduit le nom de « cuisine moléculaire » pour désigner cette cuisine moderne, faite avec des ustensiles de chimie. On distingue ainsi la cuisine moléculaire de l’étude physico-chimique de la cuisine, ou gastronomie moléculaire, qui fait l’objet d’études de plus en plus nombreuses, dans les laboratoires de chimie ou de physique du monde.
Disons que la langue française ne fait hélas pas la différence entre la technique et le style. Il y a d’abord la cuisine moléculaire, au sens de la technique, qui est aujourd’hui partout, au point que l’agar-agar se vend dans les supermarchés, qu’il est même confondu avec la gélatine, au point que les siphons sont vendus dans les marchés les plus populaires, au point que la cuisson à basse température est partout, jusque dans des fours qui ont intégré les fonctions basse température ; enfin, l’œuf que j’évoquais précédemment se trouve dans de très nombreux restaurants du monde. C’est donc gagné, même si des progrès techniques n’ont pas (encore) réussi à s’imposer. D’autre part, il y a un style culinaire, également nommé cuisine moléculaire, qui a été parfois critiqué par les plus réactionnaires, qui oubliaient que la cuisine a toujours évolué, ou même que la nouvelle cuisine ne périme pas l’ancienne. En art, qu’il s’agisse de musique, de peinture, de littérature ou de cuisine, il n’y a pas de « progrès », mais des ajouts, et ce sont les apports progressifs, par des créateurs audacieux, qui permettent aujourd’hui d’écouter tout aussi bien de la musique folklorique régionale que Jean-Sébastien Bach, Mozart, Debussy ou du rock, par exemple. Il en va de même de la cuisine !
Comme d’autres cuisines régionales, la cuisine alsacienne est le fruit d’ingrédients régionaux (le vin, le chou, les fromages de montagne, les poissons d’eau douce, la crème, les amandes, les cerises, les myrtilles, les champignons sauvages…) qui sont « cuisinés », c’est-à-dire transformés techniquement. Aucune raison que de telles cuisines échappent à des techniques modernisées. Car il faut le répéter : la cuisine moléculaire n’a pour objectif que de faciliter le travail technique des cuisiniers, de procurer des résultats plus précis. Si l’on a un moyen plus rapide de réduire la crème et le vin en vue de concocter une sauce de truite au riesling, pourquoi s’en priver ? Si l’on a un moyen de faire des viandes plus tendres, dans les Baeckahoffa, pourquoi ne pas les utiliser ? Et l’on se reportera au dernier numéro de Good Alsace, où j’évoquais une choucroute (enfin!) construite, par mon ami Pierre Gagnaire : disons-le, nous devons maintenant apprendre à « construire » les plats, et non pas à les déconstruire, car c’est cela la vraie belle cuisine moléculaire…
Par Hervé This
Chimiste, créateur de la gastronomie moléculaire, de la cuisine moléculaire et de la cuisine note à note
Directeur scientifique de la Fondation Science & Culture Alimentaire
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