Une chronique publiée en décembre 2016. Mi-décembre, une de mes lapines a mis au monde sept lapereaux. Au début, comme tous les bébés lapins du monde, ils étaient très laids. On aurait dit des espèces d’embryons lisses, chauds et gluants reposant dans un nid douillet constitué de poils fins, du véritable duvet que la mère s’arrache sous le ventre. Ces bébés lapins, pendant au moins 10 jours sont aveugles et totalement dépendants du lait maternel. Mais le 23 décembre, dans l’après midi, la mère est morte, subitement. Elle gisait non loin du nid. Branle-bas de combat. Ma fille catastrophée m’appelle : il faut les sauver !
Six sont noirs, avec le bout du museau blanc, un est brun-fauve. Miracle de la génétique: le papa est un bélier nain angora blanc ayant sailli une grosse lapine de ferme, blanche et tachetée de roux. Le père, après être passé à l’acte (sexuel) a, par une ruse non encore élucidée, ouvert la clenche de son clapier. Il a été activement recherché dans les prés alentours par toute mon équipe, mais Roger Rabbit court toujours. Il est probablement réduit présentement (os, chairs et peau) à une pelote de déjection ou, un peu moins noble, sa dépouille charnelle gît piteusement, dans une crotte de renard.
Mes bébés lapins mimis sont adorables : je les caresse, ils sentent si bon le foin frais, et ce petit côté chaton ultra propre qui me fait craquer… Plus de papa, plus de maman: ils s’en foutent. Ils gambadent de joie, sont en parfaite santé : ils sont sauvés !
Il est vrai que nous avons mis toute notre énergie pour les maintenir en vie. Le beau-frère, en vacances une semaine pendant les fêtes de Noël, se levait de bonne heure pour “allaiter les petits”… Merci à lui…
Je ne voulais pas qu’ils meurent, mes bébés lapins tout mimis. Car, dans moins de six mois, je tuerai le plus gras.
D’abord je vais l’assommer, juste un coup net et précis derrière les oreilles, un choc étourdissant à l’aide de mon bâton rond en bois de noisetier sec. Le lagomorphe poilu n’émettra aucun cri.
Pendu par les pattes arrières, il ne sera déjà plus bébé lapin. J’introduirai mon couteau aiguisé dans sa gorge: le sang chaud s’écoulera, matière riche et noble, source de vie parfumée que je garderai bien précieusement avec une lichette de vieux cognac pour lier la sauce de mon civet de lapin. Dans le froid vif d’un matin de mai, j’ouvrirai le ventre chaud de mon lapin. La tripaille chaude, fumante et visqueuse s’étalera au fond du seau.
Puis j’inviterai les copains du dimanche, car le lapin aux nouilles est un plat du dimanche. Nous ouvrirons belles bouteilles et boirons à la santé des six autres lapins restants : pourvu qu’ils ne meurent pas avant que je ne les tue moi-même.
Cruelle réalité: il faut tuer pour vivre.
Les êtres humains, à l’instar de tous leurs semblables appartenant au règne animal, doivent tuer pour vivre, car les animaux ne sont pas capables de produire des protéines. Seuls les végétaux, par l’alchimie infiniment complexe de la photosynthèse, savent fabriquer ces protéines dont nous, mammifères et vertébrés devons notre salut.
Mes bébés lapins sont tributaires des protéines du lait maternel trouvés par maman lapin dans l’herbe qu’elle broutait. Mes poules, pour fabriquer un œuf, aliment riche en protéines, doivent trouver cette substance dans leur alimentation, via le végétal.
Bon, alors on devient tous végétariens? On broute et on dévore directement les protéines, sans passer par les herbivores, du champ à l’assiette en quelque sorte. Pour la planète c’est bon, mais éthiquement, on ne fait que déplacer le problème de devoir tuer pour vivre.
Ma batavia vit dans l’espérance de pouvoir un jour se reproduire. Laissez votre salade tranquille, elle vous offrira de superbes fleurs jaunes ou bleues. Ma salade respire par ses poumons (les chloroplastes), elle fait aussi caca (rejet de gaz carbonique entre autre) par transpiration grâce aux stomates. Elle doit boire de l’eau sinon elle meurt. Son sang (la sève) circule dans ses artères et ses veines jusqu’au cœur de la cellule végétale. Elle stocke des provisions sous forme de sucre dans son magasin-racine. Ma salade vit en groupe organisé dans mon potager. Elle peut être malade, victime d’une bactérie ou d’un champignon. Quelquefois, elle peut aussi être attaquée par de redoutables insectes comme les pinces-oreilles qui nichent en son cœur. Entres elles, elles communiquent, pas en chantant mais à l’aide de milliers de molécules chimiques. Oui, mes salades s’envoient des messages, elles sont interconnectées. Et ne rigolez pas, le monde végétal est vivant, il suffit de prendre le temps de l’observer et de lire quelques revues de botanique ou les livres de Jean-Marie Pelt.
Puis mon gamin arrive dans le jardin. D’un coup bref, il tranche le pied nourricier de ma batavia. Le sang blanc s’écoule. Ma salade, dans un râle inaudible se meurt. Comme pour mon lapin, j’ai décidé, moi, de lui ôter la vie dans le but de me nourrir. Tuer une salade de mon jardin – à qui j’ai octroyé le fait d’exister, en semant ses graines – est désespérément aussi triste que de tuer un de mes lapins.
J’adore les lapins. C’est un animal doux, gentil, calme et très silencieux. C’est quand même pas de ma faute si ses chairs sont exquises…
Certains lecteurs doivent me prendre pour un fou sanguinaire, un sans-pitié, un rustre. Mais je ne peux me résigner à manger un lapin industriel nourri aux granulés et aux antibiotiques, élevé dans un lieu concentrationnaire. Je boycotte ce type d’élevage et dois – par le péché de la chair et de la chère – que je pratique le plus souvent possible, me résoudre à soigner moi-même mes animaux à fourrure douce. Ne m’en voulez pas, oui, à l’instar de la buse ou du renard, je suis un tueur de lapins et je l’assume pleinement. C
ombien parmi vous me reprocherez cet état de fait, alors que vous remplissez allègrement votre caddie de supermarché de morceaux de cadavres de vieilles laitières conditionnées en sarcophage blanc en polystyrène ? Vous laissez donc à l’éleveur le soin d’élever et au tueur la vile besogne de tuer? Et tout cela en feignant de l’ignorer: voilà de la belle hypocrisie !
Juste une image, celle d’une vieille dame rabougrie, petite, ridée, voûtée, la tête serrée dans un fichu noir. Sa canne est posée à côté du vieux banc en bois poli par les milliers de jeudi. Sur ses genoux, une couverture. Sur celle-ci un linge blanc adoptant le corps mou d’un lapin nu. C’est tout ce qu’elle a, c’est tout ce qu’elle vend. C’était il y a plus de trente ans, au marché couvert de Colmar, celui du jeudi.
Par Daniel Zenner