J’ai dernièrement réalisé des recherches bibliographiques sur la choucroute d’Alsace, dans le cadre de sa demande en cours d’IGP (Indication Géographique Protégée). Pendant deux jours, j’ai cherché dans mes vieux grimoires des textes, des anecdotes, quelquefois des traces, relatant son existence, la façon dont elle était produite puis cuisinée. Puisse mon travail appuyer l’IGP (obtenue pour la France, mais en attente pour l’Europe…), car notre choucroute d’Alsace subie aujourd’hui l’attaque de trop de contrefaçons venues de l’hexagone, des pays de l’Est et très bientôt de Chine. Mangeons local, mangeons sain, car ce légume lacto-fermenté est une source reconnue de bienfaits. Cette promenade au sein de notre choucroute d’Alsace se déroulera en deux actes. En introduction, je vous propose quelques extraits de l’excellent livre d’une grande dame de notre histoire alsacienne.
De choux et de choucroute. Jeanne Loesch. Editions du Rhin 1994
Valeur nutritionnelle de la choucroute: peu de calories et une excellente digestibilité! Peu de calories (20 pour cent grammes) Riche en potassium (300 mg/100g); Calcium (50 mg/100g) ; magnésium (15 mg/100g) ; fibres (2.2g/100g) ; vitamines du groupe B, K et provitamine A. Richesse en vitamine C. Le capitaine Cook emporta des tonneaux de choucroute pour son long périple autour du monde (milieu du 18ème siècle) afin de lutter contre le scorbut. Les marins Hollandais avaient aussi coutume d’embarquer de la choucroute nommée zoorkool. “Déjà, au 1er siècle av. J.-C., la médecine Grecque recommandait le chou fermenté contre les maladies infectieuses.
” Au Crocodile” à Strasbourg, précisément entre 1923 et 1943, la choucroute était le plat le plus commandé par une clientèle composée de bourgeois, de notables, d’étudiants aisés, de voyageurs et de quelques touristes. Il en était de même à la Maison des Tanneurs et à l’ancien Monopole-Métropole à Strasbourg”
La Cuisinière Alsacienne. Marguerite Spoerlin. Edition Solar 1995
Parution originale Mulhouse 1842. 259 pages. Page 156: Chou pour la choucroute
“Choisissez de grosses têtes bien fermes; ôtez-en les feuilles entamées et fendez-les par le milieu, enlevez le trognon et coupez le tout; poudrez le fond et le bord d’un tonneau avec un peu de farine et une poignée de sel; prenez garde de ne point trop saler, de crainte que les choux durcissent; mettez une couche de choux, ajoutez une poignée de sel et ainsi de suite jusqu’à ce que vous ayez mis tous vos choux. Couvrez d’une serviette et d’un couvercle que vous puissiez enfoncer dans le tonneau, et chargez-le de pierres. S’ils n’ont pas produit de saumure le lendemain, il faut y mettre de l’eau.”
Puis, notre chère Marguerite nous offre la recette de la choucroute alsacienne, de celle au champagne, puis de celle “au poisson” comportant haddock, anguille fumée, lotte et moules. La choucroute aux poissons ne serait donc pas une création de l’honorable Maison Kammerzell…
Grand Dictionnaire de Cuisine (1873) Alexandre Dumas. Edition Phébus 2000. Page 244.
Préparation de la choucroute : “Après avoir lavé votre choucroute à plusieurs eaux, vous l’égouttez bien et la mettez dans une casserole avec un bon morceau de lard de poitrine fumé, saucisses, cervelas, graisse de rôti, genièvre, vin blanc et bouillon; Laissez-la cuire six heures à feu doux, égouttez-la, dressez-la sur un plat avec du lard dessus entremêlé de vos saucisses et de vos cervelas”
La cuisson est longue: six heures. Dans quel état devait être les saucisses et les cervelas ajoutés en début de cuisson? Il est certain que ceux-ci devaient être très différents de ceux que l’on trouve aujourd’hui: pas de chair ultrafines, pas de poudres chimiques pour tenir l’émulsion. Noter que la choucroute est lavée à plusieurs eaux. La seule épice employée est la baie de genièvre issue d’un arbrisseau poussant naturellement en Alsace.
Le Livre de Cuisine (1867) Jules Gouffé. Edition Parangon 2001. Page 69.
Certaines personnes ont l’habitude de l’employer sans la laver, d’autres la blanchissent: je me rallie à ce dernier système.
En admettant que la choucroute blanchie perde quelque chose sous le rapport du goût, cet inconvénient se trouve amplement racheté par ce qu’elle gagne, au point de vue hygiénique et digestif, par l’opération du blanchissage.
Ayez un kilo de choucroute, faites blanchir à l’eau bouillante pendant 10 minutes; Rafraichissez, égouttez, et pressez avec soin pour bien extraire l’eau; Mettez la choucroute dans une casserole d’une contenance de 4 litres; ajoutez un litre de bouillon, 3 décilitres de dégraissis de marmite, 3 prises de poivre; faites mijoter pendant 8 heures, la casserole entièrement couverte; retirez dans une terrine que vous couvrez d’une feuille de papier. Réservez pour garnir.”
Jules Gouffé est bien un des seuls à blanchir la choucroute et à ajouter aussi un “dégraissis” de marmite. Il s’agit sans nul doute de la pellicule de graisse qui se forme à la surface d’un pot au feu ou d’un bouillon de poule. La cuisson dure huit heures!
Par contre, je pense qu’une choucroute blanchie 10 minutes perd toutes ses saveurs et son goût…de chou!
Dictionnaire de cuisine (1881). Jules Gouffé. Edition EDL 2002. Page 27.
Préparez et dressez le filet comme le filet godard: garnissez le tour de choucroute, de petit lard et de saucisson: Servez.L’Art Culinaire. Journal promoteur des concours culinaires de Paris. Onzième année. Édition originale de 1893. Des cuisiniers comme Auguste Escoffier ont participé à sa rédaction.
Les auteurs, dans un chapitre intitulé ” l’Alsace Gourmande”, rendent un bel hommage à notre région et à la choucroute.
“Comme légumes, nous avons les asperges célèbres de Horbourg et de Hoerdt qui valent les Argenteuil sous le rapport de la finesse et du parfum, la choucroute des environs de Strasbourg…”
Je rêve. En 1893, l’asperge de Horbourg était estimée à Paris! Mes parents ont construit en 1962 notre maison familiale à Horbourg (aujourd’hui Horbourg-Wihr) à côté de Colmar.
Chaque printemps, nous attendions avec impatience les premières asperges des fermes de mon village (Familles Ittel et Hanser entres autres) Après quelques recherches, il s’agissait même d’une variété reconnue, “la géante de Horbourg”. Cette asperge avait un goût que je n’ai plus jamais retrouvé dans les asperges d’aujourd’hui, dont les variétés proviennent toutes de Hollande.
Aujourd’hui, à la place des champs d’asperges de mon enfance, il y a des routes, des supermarchés, des lotissements et des champs de maïs. Je pleure.
Choucroute:
“Qui doit être jaune clair, bien fine, bien longue, et surtout bien croquante sous les dents.
Mettez dans une marmite en terre 150 g de graisse d’oie, avec un oignon bien émincé; dès qu’il aura pris couleur, ajoutez un kilogramme de choucroute. Faites un puits au milieu, dans lequel vous mettez 250 grammes de poitrine de porc fumé, un petit jambonneau (jarret) de porc salé, 200 grammes de poitrine de bœuf, et ajoutez un quart de litre de bon vin blanc vieux, couvrez hermétiquement et poussez au four doux deux heures avant de vouloir manger. Dix minutes avant de servir, ajoutez quatre ou six petits saucissons de Strasbourg et versez par-dessus le tout un petit verre de fine Champagne.”
Toujours dans ce fameux ouvrage destiné à la haute bourgeoisie Parisienne (page 132) Voici les preuves de la réputation de notre choucroute d’Alsace à Paris en 1893! “Comme il est aisé de se procurer à Paris de la choucroute de Strasbourg à prix modéré, il y a peu de maison, où l’on en fabrique; mais pour les personnes qui seraient d’un autre avis que la majorité des consommateurs parisiens, nous avons traduit la meilleure recette connue en Allemagne…” Puis le procédé de fabrication suit. Il est à noter que la meilleure choucroute fermente dans des tonneaux en bois ayant contenu du vinaigre…
Page 143, une recette est donnée:
“Pour faire cuire la choucroute, laissez-la tremper pendant deux heures dans l’eau fraiche; lorsqu’elle est égouttée, mettez-la dans une casserole avec du petit lard coupé par tranches, un cervelas et des saucisses; mouillez avec du bouillon et un peu de jus ou de graisse d’oie; faites cuire à petit feu, et la cuisson terminée, égouttez la choucroute, dressez sur un plat le lard en-dessus, entremêlée de saucisses et de tranches de cervelas dont vous aurez retiré l’enveloppe.
On emploie également la choucroute pour garniture de relevés ou grosses pièces, et pour en former un plat d’entrée, mais ce dernier usage est le moins adopté dans le monde élégant.”
Le Guide culinaire. Auguste Escoffier (1901), Edition Flammarion 1948 . Page 742.
“Si la choucroute est un peu vieille, il est nécessaire de la faire tremper à l’eau froide pendant quelques heures, mais autant que possible, il est préférable d’éviter cette extrémité et d’employer de la choucroute fraiche…”
Je reconnais en cet illustre cuisinier la sagesse et le bon sens d’un praticien hors pair. Il est vrai que j’emploie ma choucroute crue sans la laver durant les deux premiers mois: plus elle est vieille, plus elle est acide.
Puis vint la recette relativement classique. La choucroute, dans les grands menus servis à Paris, était considérée comme une garniture. De ce fait, elle n’apparaît que peu sur les cartes et menus. Le bon peuple était censé savoir cuisiner la choucroute, et la présenter sur table avec les viandes disponibles et de saison.
L’Art du Bien Manger. Édition originale 1903. Librairie Nilsson Paris.
Texte écrit par Fulbert-Dumonteil et dédié à son ami Henri Second
“La choucroute, un plat allemand? Allons donc!
Je fis sa connaissance en Alsace et en Lorraine et je sais un peu mon histoire. Fabert, en suivant un plan de victoire, dînait en quelques coups de fourchette d’une choucroute fumante. Kléber, au pied des pyramides, regrettait la choucroute du pays natal, et le vieux Kellermann, un soir de victoire, remarquait avec bonhomie “qu’il avait bien gagné sa choucroute”. Enfin le fier évêque de Metz, le patriote Dupond, remplaçait la bonne chère épiscopale par une simple choucroute égayée d’une tranche de lard, du bon lard de Lorraine!
Non, la choucroute n’est pas un plat allemand.
Vous dire sa recette, ce serait vous conter le “petit chaperon rouge”. Tout le monde la connaît, mais je vous recommande, tout particulièrement, celle préparée par mon ami Richardin. C’est un mets solide et viril, aimé des estomacs vaillants, dédaigneux des bouchées Régence et des alouettes à la Maintenon.
Dans les choux pressés qui embaument, la fourchette enfonce comme une épée, piquant la saucisse d’or et le jambon rose que relève le gros poivre, semblable à des grains de beauté.
Elle fait boire la choucroute! C’est une blonde fille d’Alsace qui tend sa chope aux bières de Strasbourg ou son verre léger aux joyeux vins de la Moselle.
Faite de patience et de recueillement, elle ne s’improvise pas comme une omelette. Dans la marmite doucement chauffée, elle mijote, elle sommeille comme si elle rêvait, sous son couvercle en terre, des tièdes cheminées d’Alsace. Ce qu’il lui faut, à la choucroute, c’est la saucisse de Strasbourg, le jambon de Belfort, une tranche rosée de ce lard de Lorraine que la bergère de Vaucouleurs étalait sur son pain noir, en écoutant les “voix” mystérieuses qui murmuraient à travers les chênes: “debout Jeanne! va sauver la France!”
Non, la choucroute n’est pas un plat allemand.
Après la guerre, l’exilé d’Alsace emporta de son foyer éteint un mets patriotique avec un rameau vert: le plat, c’était la choucroute légendaire du pays natal. Le rameau vert c’était l’arbre de Noël, le sapin des montagnes au feuillage toujours vert comme l’espérance.
Si, dans la grande cité parisienne, passant devant une porte close, il vous arrive quelque pénétrante odeur d’appétissante choucroute, vous pourrez dire: ” C’est là, sans doute, la demeure de quelque émigré d’Alsace ou de Lorraine, deux fois français…”
Le texte continu ainsi pendant encore deux pages. À cette époque, l’Alsace était redevenue allemande, sans savoir que quelques décennies plus tard, elle redeviendrait Allemande…
Par Daniel Zenner