Quel bel été. Voilà plus de dix jours que le soleil brille dans un ciel bleu pur. Les abeilles butinent déjà très tôt le matin les fleurs de bourrache. Quelques coléoptères épuisés, ivres de nectar, quittent la cache douillette et parfumée du fond de la corolle des “belles de nuit” qui se fanent en engendrant les fruits. Les libellules rasent les lentilles d’eau, à la recherche de proies, puis se fixent sur des tiges de poacées. La première nichée de rouge-queue quitte le nid sous l’œil inquiet des parents. La nature, exubérante, vivante, verte, généreuse, parfumée, étale ses charmes. Le monde végétal respire au rythme des alternances du jour et de la nuit.
Mais l’été c’est aussi la fête aux barbecues. En béton, en ferraille ou en inox, avec ou sans capot, chauffés au gaz ou au charbon bois, je suis toujours épaté de constater l’ingéniosité des créateurs de cet outil de cuisson, devenu aujourd’hui monument indispensable sur toutes terrasses et jardinets, le but étant d’avoir le plus beau du quartier, quitte à passer un demi stère de bois pour griller ses merguez.
Car cette petite saucisse rouge et épicée tient la place d’honneur dans les barbecues-party. Comment imaginer la soirée du 13 juillet, organisée par le football-club ou l’association de pêche du village, sans la merguez trop cuite, noire, car léchée par les flammes (mais les pompiers ne sont jamais bien loin…) sèche, acide et pimentée, souvent présentée froide dans un pain industriel.
Pourtant, un sandwich à la merguez peut être une véritable œuvre d’art, composé d’un bon tronçon de vraie baguette, à la mie un peu jaune et serrée, à la croute croustillante et dorée. Deux véritables merguez, achetées chez l’épicier turc ou marocain, restées moelleuses et juteuses car juste cuites, se loveront tendrement au cœur de la mie. Deux produits, la céréale et la viande mariées pour le plus grand bonheur du gourmet averti.
La merguez est originaire du Maghreb. L’étymologie la plus fiable viendrait des mots berbères “amrguaz” signifiant “comme” et “rguaz”, “l’homme”. Sa forme phallique représenterait donc le membre viril. Sa présence dans l’hexagone et sur les grilles des barbeculs est assez récente, car sa réputation pimentée n’a vraiment commencée que dans les années cinquante. Cette divine saucisse doit contenir traditionnellement de la viande de bœuf et de mouton, voire celle de vieilles chèvres dans quelques coutumes locales. Comme tout produit né d’un terroir, elle doit être parfumée d’herbes et d’épices croissant naturellement sur sa terre natale, le nord de l’Afrique. Fenouil, coriandre, cumin (kamoun), ail, piment, menthe verte, puis de la harissa, poivre, cannelle, paprika et du sel. Et c’est tout. La farce, autrefois hachée plus grossièrement qu’aujourd’hui, doit être embossée dans un boyau de mouton appellé “menu”. Grand amateur de merguez, j’en fabrique chaque année quelques centaines de mètres pour fournir les copains et régaler mes hôtes. Promis juré, je ne mets aucune poudre de perlin pinpin dans mes saintes saucisses et pourtant elles sont moelleuses, juteuses, parfumées, adulées de mes amis fins gourmets.
Pour vous, cher lecteur gastronome, j’ai acheté hier dans un supermarché E. Leclerc à Colmar un lot de 24 merguez d’un poids de 1.360 kilos pour le prix dérisoire de 5.44 €, soit exactement 4 € le kilo ou encore 0.23 centimes la saucisse. A l’entrée du magasin en question, un slogan écrit sur une bâche blanche tendue nous avertit :”Vous êtes chez le moins cher”. Effectivement, concernant les merguez, il n’y a pas photo. Maintenant, en se posant quelques questions simples, on est en droit de se demander comment le roi des épiciers peut proposer des merguez à 4 euros le kilo. Enlevez la marge du fabricant, les frais de transport, le bénéfice réalisé par le supermarché et vous obtiendrez le prix de la matière première mise en œuvre, quelque chose avoisinant les deux euros au kilo, un peu plus cher que les boites pour chien. Et bien, cher lecteur, à ce prix là, ne soyez pas étonné, car vous boufferez de la merde. Et je pèse mes mots. Avant de poursuivre mon investigation merguez, voici la composition des saucisses incriminées telle qu’elles figure exactement sur l’étiquette collée sur le plastique transparent couvrant le sarcophage en polystyrène blanc: “Viande de bœuf (75%), gras de bœuf, eau, sel, sirop de glucose, épices, conservateur: E 326, acidifiants: E 262-E 263, dextrose, arômes naturels, antioxydants: E 300-E 301, colorant: E 120. Enveloppe: eau, gélifiants: E 401- E460 – E404, épaississants: E412-E466, acidifiants: E270, fibres, amidon modifié, stabilisant: E509. Traces de gluten, lait, soja. C’est pas des blagues, il y a tout cela dedans. Pour ceux qui ne me croient pas, je peux leur envoyer une photocopie de l’étiquette. Vu la composition de la chose, on commence à comprendre: la viande sur pattes n’a jamais dû fréquenter les grasses prairies de l’Aubrac. Le bœuf est peut-être du cheval, il paraît que cela existe. Que fait-on avec les vieilles laitières réformées? Avec le mauvais gras et les restes de bidoche non identifiés? On fait des saucisses nommées “merguez” et comme la viande est crue, on met dedans toute une série de poudres chimiques pour aseptiser, conserver, et donner du “goût” au produit. Pour optimiser le coût matière, ces merguez ne contiendront donc pas de viande de mouton. Même les ovins de Nouvelle Zélande arrivant en France parfaitement congelés n’ont pas l’honneur de figurer dans la liste des ingrédients. 75% de “viande” de bœuf, du gras et de l’eau. On mixe l’ensemble pour réaliser ce que l’on appelle une émulsion. L’eau est habituellement ajoutée dans la masse sous forme de glaçons pour refroidir la mêlée (ayant tendance à chauffer à cause de la vitesse de rotation des puissants couteaux mécaniques). On vous vend donc de l’eau au prix du bœuf, et pour stabiliser l’émulsion, on ajoute des produits chimiques… La quantité de gras de bœuf ajoutée n’est pas précisée mais sachez que les industriels de la barbaque ne savent plus quoi inventer pour le valoriser. Merci donc à l’été, aux barbeculs et aux fêtes du village.
La deuxième raison du faible prix de ces merguez est née du génie créateur du Maître-saucissier industriel
Simplement en possédant ses propres usines. J’ai fouiné sur Internet à partir d’une adresse figurant au bas de l’étiquette: “Kermené – Le Perey – 22330 ST Jacut du Mené” car ces trucs immangeables et dangereux pour la santé n’ont aucune marque, même pas repère. Et oh surprise! Je tombe sur une usine d’abattage et de transformation de viandes, filiale du distributeur E. Leclerc. Sur la page d’accueil, tout le monde il est beau, tout le monde il est gentil, un peu comme dans le monde merveilleux de Nestlé, Monsanto ou Novartis. En continuant mes recherches, j’apprends que “Kermené” (c’est le nom de l’usine) investira entre 25 et 28 millions d’euros cette année et qu’il existe six usines de la sorte en Bretagne. La malbouffe semble avoir encore de beaux jours devant elle.
Les Bretons sont donc complices d’empoissonnement à la merguez !
Mais vous pouvez y ajouter toutes les cochonneries du génie de l’agro-alimentaire.
Voici encore un bel exemple d’absurdité alimentaire pour des saucisses infâmes et potentiellement toxiques, au bilan carbone ahurissant: elles ont traversé la France. Plus que jamais, faites confiance à votre artisan boucher. Mangez moins de merguez, mais des bonnes, avec du mouton dedans et du menu autour. Le prix que vous payerez chez votre artisan contribuera aussi à conserver votre capital santé. Réalisée avec un animal élevé et transformé localement, ce sera encore meilleur pour la planète.
Mais que vais-je donc faire avec mes 1.360 kilos de merguez? Il est hors de question que je fasse ingurgiter cela à ma petite famille. Par respect pour mes chiens, je ne leur donnerai pas. Et si je les renvoyais à l’usine bretonne? Avec tous les conservateurs qu’elles contiennent, les merguez, en colissimo, même dans une camionnette laissée sous un soleil de plomb arriveraient presque intactes! Et si mille personnes faisaient la même chose?
Alors, pas trop cuites les merguez, hein, s’il vous plait!
Par Daniel Zenner