Thibaud Ruggeri, n’est pas un chef comme les autres. D’ailleurs, hormis son statut de chef, on pourrait tout aussi bien l’imaginer artiste peintre ou photographe, ingénieur en mathématiques, physicien, ou pourquoi pas, arboriculteur, maraîcher ou encore apiculteur. Parmi les plus jeunes chefs au monde à avoir remporté le Bocuse d’Or (obtenu en 2013), Thibaut Ruggeri fait partie de cette génération qui positionne le produit au centre de leur création, en justes héritiers de la lignée Ducasse. Depuis deux ans Thibaut Ruggeri est le chef de cuisine de Fontevraud le Restaurant, installé dans l’un des bâtiments restaurés de l’Abbaye. Un statut et un concept, qu’il épouse avec rigueur, simplicité et beaucoup d’humilité.
“L’objectif c’était devenir prendre place ici sans se travestir, de continuer cette expérience sans rupture “
Aujourd’hui je m’y sens plutôt bien, en tout cas plus riche qu’en arrivant. L’aventure y est extrêmement riche, épanouissante et à la fois complexe, puisque c’est un projet à tiroirs multiples. Ces deux années ont passées très rapidement. Pour moi c’est un signe d’avancement, de vouloir foncer, bâtir, sans trop se retourner, et franchement lorsque je regarde le calendrier, ça m’impressionne et c’est bon signe ! Quand on commence à regarder sa montre, c’est qu’on s’ennuie un peu….
Avez vous le sentiment d’avoir rempli les objectifs de départ ?
Les premiers objectifs sont atteints. Au départ? il y a eu un vrai coup de foudre pour le projet de David Martin, notre directeur général, qui est aussi moteur sur le projet de l’hôtel et du restaurant. Il est passionné de design et d’architecture comme moi et lors de notre rencontre, il y a eu une osmose sur l’objectif qui était plus l’ambition de s’intégrer dans cet univers Fontevraud, qui a bientôt 1000 ans, qui a connu depuis quelques années pas mal de modifications… C’était de venir prendre place ici sans se travestir, de continuer cette expérience sans rupture.
Quelles étaient les ambitions au départ ?
C’était plus un cahier des charges précis. La restauration devait être typée, parce que nous sommes dans un bâtiment historique et chargé d’histoire ;elle devait être sincère et nous ressembler parfaitement. Finalement cela s’est fait naturellement. On a pas eu besoin d’intégrer des concepts surfaits ou décalés. Ce côté épuré, essentiel, sans superflu. Ici tout a une fonction. Cela se traduit d’ailleurs dans ma cuisine, c’est une démarche que j’ai toujours eue : tout ce qui ne sert à rien dans l’assiette, disparaît….
“L’Abbaye propose un univers propice à la création”
Cela fait déjà beaucoup d’univers d’inspirations. L’Abbaye c’est déjà sept siècles de passé monacal et un siècle et demi de passé carcéral. Il n’est pas question de tomber dans la reconstitution historique, mais cela définit un univers, une ambiance, une atmosphère. J’aime beaucoup ces choses non dites, qui vous imprègne, comme un feeling. L’Abbaye en est très riche, elle propose un univers propice à la création. Encore une fois, ma vision de la Gastronomie correspond à tout cela. J’aime les choses simples, modestes et humbles, comme dans la vie d’un moine ou voire, d’un détenu. Rien n’est ostentatoire, tout est utile, avec du sens. J’aime les choses qui ont du sens et une histoire
Il y a donc un protocole, une sorte de rituel dans l’expérience culinaire que vous proposez…
Exactement. J’ai recherché rapidement des points d’entrée et de sortie, des concepts… Par exemple, une particularité commune entre les moniales et les détenus. Comme un gobelet en étain et une cuillère en olivier… Où le démarrage de leur repas, qui commençait par de la soupe et un morceau de pain sec. C’est devenu le point d’entrée du restaurant. Tout ce qui est sur la table a une utilité. L’écuelle est masquée d’une assiette, qui devient une assiette à pain, une fois retournée. On sert la soupe dans l’écuelle…
Ce n’est pas un concept un peu compliqué pour la clientèle ?
Il faut bien sûr veiller à ne pas trop intellectualiser les choses. Il faut d’abord que cela soit bon, chaud et bien assaisonné, avant d’être beau. Il ne faut pas que les gens se prennent la tête en venant ici. Par exemple on leur propose de venir visiter les cuisines au début de leur repas, mais on essaie d’évaluer leur curiosité et leur enthousiasme… L’idée c’est qu’il y prennent plaisir.
“La Nature avance à son rythme, et nous souhaitons faire avec cela pour cuisiner.”
Oui c’est de plus en plus le cas dans les grandes maisons. Ici, avec Julien Gangneux, notre maître d’hôtel, on cherche à trouver le juste équilibre en le service discret, professionnel souriant absolument pas dédaigneux ou méprisant, avec la technicité d’un service en salle, des découpes, des cocktails.. C’est comme au théâtre : il faut qu’il y ait le spectacle !
D’ailleurs, le spectacle de la Nature ici est très présent. Même dans la salle où l’on mange face au jardin du cloître. Dans votre cuisine aussi, la Nature est omniprésente …
Le repas commence par un rituel, celui de l’écuelle et du pain et se termine par un élixir, une décoction sans alcool en macération, composée de 18 plantes de l’Abbaye. Comme un cadeau pour une bonne nuit. Ce sont des choses auxquelles je crois depuis toujours. J’ai toujours eu de l’urticaire à l’idée de savoir que des produits voyagent par avion ou par bateau… L’impact sur la planète et le coût sont des non-sens. Ici, la plupart des légumes et fruits sont produits ici à l’Abbaye,tout comme le miel, et bientôt les poules. Nous allons renforcer ce parti pris. La Nature avance à son rythme, et nous souhaitons faire avec cela pour cuisiner.
Ici c’est facile, puisque le site s’y prête. Mais pour un chef qui n’a pas cette possibilité ?
Tout est question de volonté. beaucoup de chefs ont les mêmes conditions et continuent d’aller faire leur marché ailleurs. Personnellement, je fonctionnerais de la même manière, si j’étais dans les Yvelines ou à Bordeaux. Pour moi, être cuisinier c’est aussi savoir faire “bon” avec ce qu’il a à proximité : c’est là tout le talent.
” Je me sens déjà comme un dinosaure de la cuisine à 35 ans, face aux jeunes qui arrivent en aujourd’hui !”
Je fonctionne uniquement au feeling, on ne m’oblige à rien. Si quelque chose me plaît et que j’ai envie de le réaliser, je suis capable de déplacer des montagnes pour y arriver. Pour moi la cuisine c’est un peu comme dans la HIFI, une de mes passions : on peut toujours faire mieux, perfectionner l’outil et le résultat. C’est ce qui m’intéresse dans la création culinaire : d’aller vraiment au bout.
En 2013 vous remportez Le Bocuse d’Or. Ca a changé quelque chose dans votre vie de chef ?
J’ai participé à de nombreux concours en cuisine, mais jamais pour la reconnaissance, cela ne m’intéresse pas. Le Bocuse d’Or a été un choc très important pour moi, parce que c’est une reconnaissance internationale. Mais ce qui m’intéresse dans les concours c’est d’apprendre. Cela vous pousse à aller plus loin que votre travail quotidien.
La transmission c’est important pour vous ? Comment cela se passe avec les jeunes que vous recevez dans votre cuisine ?
C’est important bien sûr, même si je trouve que c’est vraiment plus compliqué de nos jours. Je me sens déjà comme un dinosaure de la cuisine à 35 ans, face aux jeunes qui arrivent en aujourd’hui… Il y a une vision des valeurs du travail ou de l’implication dans une entreprise qui me font peur, de la part des stagiaires. Fournir 16h de travail en tant que stagiaire aujourd’hui c’est quasi impossible pour eux. Moi, je me souviens que je mangeais deux oranges par jour, et encore ! lorsque j’étais chez Michel Guérard. Donc dans la transmission, il faut tenir compte de cela. Aujourd’hui, la répétition jusqu’à la perfection, passe moins bien chez les jeunes ; ils sont moins malléables, moins flexibles. A notre époque, les jeunes ont plutôt tendance à vouloir brûler les étapes. Alors que c’est un métier ou l’on franchit les paliers progressivement avec humilité. La transmission n’est donc pas aussi simple que je le voudrais… Mais en même temps, sur certains accompagnements c’est une démarche très valorisante et instructive pour nous les chefs.
Ici nous sommes en perpétuel changement. C’est vraiment la saison qui nous dicte l’inspiration. Le fil rouge, c’est la cohérence dans le choix des produits. C’est du bon sens. Il n’y a pas de plats signature, car ils le sont tous finalement ! Ce serait plutôt comme un peintre qui aurait une signature…Chez moi ce serait l’épure, le sens de faire bon et beau, la saisonnalité et le bon sens en plus. EN même temps il y a quand même un plat immuable, le champignon de Paris à Fontevraud. C’est aussi l’idée que j’ai de la cuisine : faire quelque chose d’exceptionnel avec un produit simple.
Pourquoi ce plat ?
Le Champignon de Paris est un produit très goûteux et qu’on peut travailler sous plein de formes. D’ailleurs cette recette a déjà évolué une centaine de fois ! C’est à la base une duxelle de champignons blonds, plus fermes et moins gorgés d’eau, que l’on recouvre d’une farce fine de pintade et foie gras, le beurre de cuisson de la duxelle est aromatisée au café et montée en sabayon. On superpose enfin une rosace de champignons de Paris crus et vinaigrés, le bol est recouvert d’une fine couche croustillante, histoire de ne pas tout montrer dans le bol… Le cerveau fait le reste !
Quelle serait votre petite Madeleine en cuisine ?
Les Ravioles de Royan. J’ai vécu une vingtaine d’années en Rhône Alpes et c’était le plat auquel j’avais droit le samedi soir, lorsque mes parents sortaient. Mes enfants aujourd’hui adorent aussi ! C’est un plat très simple et en même temps complexe à réaliser.
Dans cinq ans vous vous voyez où ?
A Fontevraud ! Il y a dix ans de projets: c’est énorme. En même temps il faut se freiner un peu, car il y a tellement de choses à imaginer et à faire.
Interview réalisée par Dominique Postel
Crédits Photos : David Darrault / Fontevraud /Dominique Postel
Thibaut Ruggeri Mot à Mot
Respect : la base de notre société. S’il n’y a pas de respect, il n’y pas pas de société.
Art : c’est vital, car synonyme de liberté intellectuelle. L’art permet de vagabonder sans bouger d’un millimètre. C’est la raison de mon coup de foudre avec Fontevraud : l’art ici est omniprésent.
Ecologie : plus que jamais incontournable et juste une question de bon sens.
Loisir : loisirs et travail ne sont pas différenciés pour moi. Il y a des passions, mais pas de travail dans le sens “effort”.
Media : Les médias ont un rôle à jouer dans l’image de notre métier, en donnant une vision plus réaliste et en même temps pour promouvoir la beauté de notre métier.
Exigence : c’est dans ma nature… Paul Bocuse disait à juste titre : ” faire bien son travail, ça ne prend pas plus de temps que de le faire mal”
Voyage : en voyageant on se rend compte de la beauté de notre pays, la France. Pas besoin d’aller très loin…
Michelin : une institution qui fait partie du paysage gastronomique, une mesure étalon ou pas. C’est bénéfique je pense ç notre métier, car cela le tire vers le haut, mais ça reste un jugement subjectif avec de éternels oubliés….Il faut y accorder l’importance que cela mérite.
Un rêve : c’est une bonne question ! Que tout le monde prospère et s’entende bien… La vie est courte sur terre, on a mieux à faire que de se la compliquer.