Plateaux de sashimis ©Daniel Zenner

“Sashimis moriawase”

Daniel Zenner, cuisinier, auteur et chroniqueur gourmand revient avec une nouvelle chronique extrait de son prochain roman. Voici une mise en bouche nippone de son voyage gastronomique au pays du soleil levant.

” La cuisine est un art qui s’apprend par soi-même. Ne suis pas les règles fixées par d’autres, mais crée les tiennes. Invente, essaye, explore, plonge au cœur de la matière sinon ton palais ne s’éduquera pas, et saches que c’est en faisant des erreurs que l’on apprend”.
Ainsi parlait mon maître, Masamitsu Takischima.

Mon amie japonaise et moi-même étions dans la maison d’un de ses amis, au dessus du village de Shizuoka, en lisière des forêts denses jouxtant les plantations de théiers. Une rivière calme aux rives de sable noir, se frayait un passage entre les monts aux pentes abruptes couverts de forêts de thuyas et de cèdres. C’était mon premier voyage au Japon. J’avais 32 ans, dont seize années d’expérience dans le métier de cuisinier. Masamitsu voulait m’initier à l’art d’accommoder les aliments selon les règles ancestrales de son pays. Il désirait me montrer un maximum de techniques en un minimum de temps, car nous n’étions réunis en ce lieu que pour deux semaines.

Mon amie Asako, épicurienne, gourmande et curieuse, maitrisait parfaitement la langue française. Elle me servirai donc de traductrice pendant ces deux semaines d’apprentissage, d’échanges gastronomiques. De bon matin, quand les brumes épaisses caressaient encore les montagnes, Masamitsu prit son Yanagiba, un couteau pourvu d’une longue lame fine et tranchante d’un seul côté puis me regarda fixement. Il parla ainsi :

” La forme de sa lame est comme celle d’une feuille de saule. Il faut qu’il coupe parfaitement, car la façon de trancher le poisson renforcera ou réduira le goût de l’aliment que tu prépares. Ne cherche pas à dominer la saveur primordiale des ingrédients que tu prépares mais complète leur goût intrinsèque. Ne supprime pas une amertume mais rend-la agréable “.


Plateaux de sashimis ©Daniel Zenner
Nous devions dîner de sashimis. Les poissons, crustacés et mollusques avaient été cherchés en début d’après midi, dans une coopérative de pêcheurs installée non loin de Shizuoka. Nous avions dégusté à même les caisses, des petits poissons crus transparents au goût de noisette et d’iode, légèrement amers. C’étaient des alevins d’anchois pêchés tout au bord de la côte, à l’aide de filets aux mailles serrées aussi petites qu’un bas en fines résilles.
Deux chinchards gras, une partie du dos d’un thon obèse, quelques belle dorades, des poissons volants, trois énormes maquereaux, un turbot de pleine mer, des Saint-Jacques en coquille, des clams et des bulots étaient posés sur la table.

A l’aide de son couteau damassé, Masamitsu commença à fileter les chinchards, puis les maquereaux, les poissons volants et enfin les dorades. En un instant, les filets de turbot furent détachés de l’arête. Ils furent rangés en bon ordre sur un linge propre. ” On nomme jomi les filets levés et parés en vue de la préparation du sashimi ” me dit Masamitsu. ” Maintenant, regardes comment l’on détaille ces beaux morceaux de chairs nacrées “.
Il tranchait précisément dans le filet des tranches d’une épaisseur rigoureusement identique, d’un seul mouvement calme et régulier, utilisant toute la longueur de la lame, de la garde jusqu’à la pointe, sans s’interrompre, en dessinant un arc un peu arrondi.
Quand la tranche était coupée, il l’écartait du filet par un geste sec et précis, puis essuyait à chaque fois la lame brillante sur un linge blanc et humide.
Sur une planche, mon maître rangeait en bon ordre les tranches de poisson crus.


” La composition doit être esthétique, évoquer les montagnes qui nous entourent. Il faut placer les tranches en leur donnant du volume, d’abord au fond du plat, puis de gauche à droite. Le nombre de tranches doit être impair, de telle sorte qu’il y en ait deux d’un même poisson, puis trois de l’autre. Tu vois, il est possible, en utilisant les mêmes ingrédients, de modifier à chaque fois le style d’un plat par la découpe, la garniture et la diversité des aliments. Les meilleurs produits sont ceux qu’offre la saison. Chaque année, tu leur trouveras un goût différent, un peu comme ces raisins qui mûrissent dans ton pays, qui chaque automne prennent l’empreinte du millésime et du terroir. C’est pareil pour les petits poissons de Shikoku, les aubergines bleues d’Aki, l’ail noir d’Aomori, le bœuf gras de Kobé, le porc noir de Kagoshima, le saumon pleine mer de Hokkaïdo, les langoustes d’Isé, les riz de Tsuyama, le Shoyu de Tosa et le thé vert le plus recherché, celui qui pousse autour de notre maison “.


Au marché de Tsukiji à Tokyo ©Daniel Zenner
J’avais repéré depuis longtemps l’impressionnant morceau de thon rouge opaque, ce saku, simplement posé sur une tresse de bambou. Il reposait, entouré de feuilles de shiso et de pousses de chrysanthème. Il devait peser au moins deux kilos. Rouge vif, de forme rectangulaire, il était taillé dans le cœur du dos. Aucune fibres blanches n’étaient visibles dans la masse compacte et lourde de cette chair. J’aurai pu facilement enfoncer un doigt dans cet amas de viande marine. Ce thon avait dû être énorme, d’un poids avoisinant les deux cent kilos. Masamitsu l’avait acheté au marché en gros de Tokyo, dans le quartier de Tsukiji qui abrite le plus vaste marché aux poissons du monde. Chaque jour, plus de deux mille tonnes de poissons, crustacés, mollusques et mammifères marins sont vendus aux enchères. Mon ami ne voulu pas me dire le prix qu’il l’avait payé.

Masamitsu détailla d’abord le pavé, dans le sens de la longueur, en quatre morceaux, puis le long couteau pénétra sans forcer dans la verticalité de la chair.
Comme des steaks taillés dans le cœur de rumsteck, de larges tranches se chevauchèrent sur la planche. Entre chaque coupe, Masamitsu essuyait consciencieusement la lame brillante. Puis il me dit : ” il faut laisser reposer ces saku sur un linge, afin que celui-ci absorbe l’humidité des chairs. Nous détaillerons les sashimis juste avant de passer à table. Ceux-ci doivent être dégustés à température ambiante, jamais présentés froids “.

Par Daniel Zenner

Extrait de son roman de cuisine à paraître bientôt…