Marc Haeberlin, Antoine Westermann et Émile Jung, soit neuf étoiles alsaciennes au Michelin
Marc Haeberlin, Antoine Westermann et Émile Jung, soit neuf étoiles alsaciennes au Michelin

La trajectoire du mythique couple Monique et Emile Jung au Crocodile

Il y a quelques semaines, la table d’Emile Jung venait d’être inaugurée au premier étage du Crocodile et cette semaine, Il nous semblait interessant de mettre en parallèle et en relief les deux reportages, cousus d’un fil d’or, une passerelle entre l’avant et la postérité, une transmission intemporelle pour que perdure l’esprit des “Jung”.

Lundi 3 février 2020, un hommage fut rendu à Emile Jung à la Cathédrale de Strasbourg. Le chef nous a quittés le 27 janvier, le jour de la proclamation du palmarès Michelin. Nous lui avons également rendu hommage dans notre magazine Good’Alsace n°6 sous la plume de Maurice Roeckel et avec la complicité de Monique Jung pour la sélection des photos-archives.

“Notre-Dame de Strasbourg peine à contenir une impressionnante vague humaine, recueillie, compatissante, comme transcendée par une cérémonie émouvante” témoigne Maurice Roeckel. “Les chants, la musique, les pièces d’orgue et les témoignages ont mis en exergue la mémoire du grand chef. Émile reçoit à titre posthume la reconnaissance unanime et méritée. Sa modestie légendaire le lui avait interdit de son vivant. Il entre ainsi dans le Panthéon des grands chefs où il a toute sa place.
En 2001, à l’occasion du trentième anniversaire de son arrivée à Strasbourg, et de la reprise du Crocodile, Émile écrit un ouvrage intitulé “Au Menu de ma Vie” (1) Il y relate son formidable parcours et une somme de réflexions sur la gastronomie, le vin et un art de vivre empreint d’hédonisme et de bienveillance. Ce “Menu littéraire” Good’ Alsace a souhaité le reconstituer à son tour, en évoquant en guise de supplément, les pages et les apprêts que le chef a rajouté durant ces deux décennies du XXIe siècle.

Une jeunesse curieuse et studieuse

À gauche, sa maman, et tout à droite son père. Devant, sa grande sœur Annette et les jumeaux Monique et Émile.
À gauche, sa maman, et tout à droite son père. Devant, sa grande sœur Annette et les jumeaux Monique et Émile.
 Derrière, sa marraine et un oncle Le mariage de Monique et Émile Jung le 8 mai 1965
Émile a vu le jour le 2 avril 1941 à Masevaux.(…) Pierre et Hélène, ses parents, exploitent “l’Hostellerie Alsacienne”, située rue du Maréchal Foch, artère commerçante majeure de Masevaux. Avec Annette sa sœur ainée, et Monique sa sœur jumelle, il partage le quotidien des enfants de restaurateurs, habitués aux bruits et aux odeurs de la cuisine et à l’effervescence de la salle. Il acquiert très tôt une relative autonomie, due à la suractivité des parents.

À l’école primaire, c’est un élève éveillé et intéressé. Il a une bonne moyenne. Au collège, il nourrit déjà une nette prédilection pour le français. Il participe aussi à la vie associative, fait de la figuration au « Jeu de la Passion », et révèle ses talents de footballeur au FC Colmar. Après l’obtention du certificat d’études, le temps est venu pour Émile d’entrer en apprentissage. Sa conviction et la recommandation de ses parents lui permettent d’être accepté à “l’Hôtel Maison Rouge”, alors enseigne notoirement connue, située Place Kléber à Strasbourg, à l’emplacement actuel de la FNAC. Il tombe amoureux de la “pierre rose de la Cathédrale” et découvre les attraits de la capitale de l’Alsace. Dans sa chambre de la rue de l’Yser, ses livres de chevet sont “Le Répertoire de la Cuisine” de Grégoire et Saulnier et le “Guide Culinaire” d’Auguste Escoffier. Au milieu des années cinquante, la partie théorique de la formation en alternance était dispensée à l’ École Hôtelière, rue de Lucerne, où Émile obtient son Certificat d’Aptitude Professionnelle (CAP). Il serait bien resté à la Maison Rouge, à proximité de “sa” Cathédrale, mais ses professeurs subodorant un talent certain, l’incitent à compléter sa formation dans d’autres restaurants renommés.

Retour à Masevaux et obtention de la première étoile

Appelé sous les drapeaux à Dijon, il a l’opportunité, à sa libération, d’effectuer un stage longue durée au restaurant de “La Mère Guy” à Lyon, sous la direction de Roger Roucou, récompensé de deux étoiles au Michelin. Là, il se familiarise avec les matières premières d’exception, et acquiert une précision, une dextérité remarquable dans l’exécution.

 

L’Hostellerie Alsacienne à Masevaux
L’Hostellerie Alsacienne à Masevaux
Autre rencontre et non la moindre, grâce à la recommandation de son beau-frère Bernard Hirlemann et de Paul Haeberlin, il lie connaissance avec Paul Bocuse, qui l’invite régulièrement à sa table familiale. Il le presse de lui donner les bonnes adresses de la cité rhodanienne. C’est ainsi qu’Émile va découvrir les grandes figures d’alors : la Mère Brazier, Vignard, Vétard et Nandron. Entre Monsieur Paul, alors en pleine ascension, et son jeune collègue débutant, s’établit une complicité, jamais démentie par la suite. Après la “Capitale des Gaules”, Émile pose sa toque dans la capitale de la France, “Au Fouquet’s” à Paris. Il apprend l’exigence de la qualité, le travail en brigade, une cuisine sophistiquée. Il découvre aussi le dernier cri des équipements. Nouvelle expérience, cette fois chez “Ledoyen” avec le chef Guy Legay, puis à ” La Marée” de Marcel Trompier et enfin chez “Maxim’s” avec le chef Michel Menant.

La rencontre avec Monique Andres, future Madame Jung

Pendant que son cuisinier de fils parfait sa formation dans le sillage de maîtres réputés, Hélène, sa maman, en charge de l’administration, de l’accueil et du service de l’Auberge, engage pour la seconder une certaine Monique Andres, originaire de Sainte-Marie-aux-Mines. Ses parents y gèrent une maison de retraite. Recommandée par l’Ecole Hôtelière de Strasbourg dont elle est issue, la jeune femme s’installe dans sa nouvelle fonction, hétéroclite à bien des égards. Mais elle s’en accommode si bien, qu’elle devient vite un rouage incontournable de l’entreprise.

De retour de son compagnonnage parisien, Émile détecte ses qualités professionnelles, son goût du travail bien fait, un sens inné de l’accueil, ses idées innovantes, et aussi un phrasé, tout en douceur, doublé d’une élégance raffinée.

 

Le mariage de Monique et Émile Jung le 8 mai 1965
Le mariage de Monique et Émile Jung le 8 mai 1965
Il la courtise, de son propre aveu “sans précipitation”, mais “avec conviction”, et comme les deux tourtereaux “s’accordent dans le travail et dans l’idylle”, ils empruntent le chemin de la mairie “pour le meilleur de la vie” (les mots d’Émile pour sceller son mariage).

“L’Hostellerie Alsacienne” est donc reprise par ce jeune couple entreprenant. Elle entre dans une phase nouvelle. L’imagination débordante de Monique d’un côté, la créativité culinaire d’Émile de l’autre, ébranlent un peu la tradition et le conformisme qui régnaient jusqu’alors dans l’établissement. Le glissement vers la modernité se fît tout en douceur, sans heurt, afin de ne pas perturber une clientèle aux habitudes bien ancrées.

Les effets du bouche à oreille (le marketing n’était pas encore d’usage), véhiculent très vite au-delà de la vallée de la Doller, la réputation d’une nouvelle grande table régionale. Ainsi, Nicolas de Rabaudy, fine plume gastronomique de Paris Match et du Figaro, est le premier au niveau national, à repérer ce jeune talent. (…) En 1966, Michelin confirme la prémonition de Rabaudy, en accordant une première étoile à “l’Hostellerie Alsacienne”. Suivent alors cinq années bien remplies, durant lesquelles Monique et Émile s’appliquent inlassablement à perfectionner leur métier, à l’enrichir, à le diversifier, jusqu’à ce que germe dans leur tête, l’idée bientôt irrésistible, d’un nouveau défi.
Avec Bernard Epp en février 1975, la deuxième étoile est arrivée
Avec Bernard Epp en février 1975, la deuxième étoile est arrivée

Le choix de Strasbourg et du Crocodile

La situation de ” L’Hostellerie Alsacienne” est peu propice aux agrandissements et à la modernisation exigés pour un développement devenu prégnant. (…) Avec Monique, ils visitent dans un premier temps, la “Maison Zimmer” et le “Gourmet sans Chiqué”, à Strasbourg, qu’ils écartent d’office, car leur configuration rappelle trop “l’Hostellerie Alsacienne” de Masevaux.
Ils vont jeter leur dévolu sur “Le Crocodile”, établissement étoilé du temps de Monsieur Schenck, puis transmis aux frères Hollender, qui souhaitaient vendre pour exercer d’autres activités. Les négociations sont rondement menées, et en septembre 1971, “Le Crocodile” ouvre ses portes avec ses nouveaux propriétaires. L’établissement avait déjà une histoire, celle de son fondateur, le capitaine Ackermann (voir encadré). Avec les Jung, c’est une autre aventure qui s’annonce, encore plus belle, car aujourd’hui encore, elle continue de marquer les esprits.
Marc Haeberlin, Antoine Westermann et Émile Jung, soit neuf étoiles alsaciennes au Michelin
Marc Haeberlin, Antoine Westermann et Émile Jung, soit neuf étoiles alsaciennes au Michelin
Alors que s’amenuisent les dernières années des “Trente Glorieuses” d’après-guerre, Strasbourg et le Bas-Rhin ronronnent paisiblement dans le domaine gastronomique. Le vent du changement et de nouveauté vient du sud, de Colmar et environs précisément, avec sa galaxie d’étoilés. “L’Auberge de l’Ill”, “Les Armes de France”, “Schillinger”, “Le Père Floranc”. Émile, sans forfanterie, va incarner une dynamique nouvelle.

Nombre de ses initiatives vont être suivies et accompagnées par ses pairs bas-rhinois, l’admettant d’autant mieux dans leurs rangs, qu’il n’est pas donneur de leçons. Il se contente de formuler des avis ou des recommandations bien acceptés, car concrétisés dans les faits. La cuisine du “hargelofener” haut-rhinois plaît fortement aux gourmets locaux, qui se pressent rue de l’Outre pour découvrir une carte plus réduite, qui change au rythme des saisons. Le service sur assiette, le menu dégustation, le chariot de desserts, et le ballet impressionnant du service rythmé par Monique et son directeur de restaurant Bernard Epp, ravissent les convives.

Dans les années 70, la silhouette du sommelier, élégamment vêtu d’un spencer noir et ceint d’un long tablier d’ébène, avait totalement disparue des tables alsaciennes. L’association des vins et des mets incombaient aux maîtres d’hôtels, d’une compétence variable. Émile eut le grand mérite de rétablir la pratique de ce vieux métier, héritier des échansons de jadis, en confiant les clés de sa cave à Jean-Marie Stoeckel, premier sommelier du Crocodile et Meilleur Sommelier de France. Avec Jean-Marie et Serge Dubs, sommelier à l’Auberge de l’Ill, Émile crée en 1973, l’Association des Sommeliers d’Alsace (ASA). Il en exercera la présidence durant 24 années. Sous l’égide de cette association, une véritable dynamique s’est instaurée pour le développement d’un métier qui a permis de promouvoir les vins, l’Alsace en tête, en devenant un prescripteur incontournable pour la viticulture locale. Il n’est nullement prétentieux, d’affirmer que la sommellerie alsacienne est devenue le creuset de la sommellerie française. Les nombreux Alsaciens qui glânent les trophées dans tous les concours le démontrent bien. Merci à l’ASA et à ses fondateurs.
Émile Jung, président-fondateur de l’Association des Sommeliers d’Alsace (ASA).
Émile Jung, président-fondateur de l’Association des Sommeliers d’Alsace (ASA).

Une, deux et trois étoiles !

Monique et Emile Jung – Crocodile
Quelques mois après son installation à Strasbourg, Émile Jung retrouve dans l’édition 1972 du Michelin, l’étoile laissée à Masevaux. Cette page tournée, il n’oublie pas pour autant sa cité d’origine, où ses racines sont solidement plantées. Il y fait constamment référence, et en maintes occasions, il participe à des événements mêlant culture et gastronomie, lors du Jeu de la Passion et du Festival d’Orgue. Il s’y rend fréquemment, conserve de solides amitiés, et c’est au creux de ses chères montagnes qu’il a élu sa dernière demeure…

À Strasbourg, “Le Crocodile” est engagé dans une mécanique d’excellence qui ne le quittera plus.
En 1975, son palmarès s’enrichit d’une deuxième étoile, et dès lors son aura circule bien au-delà des frontières. Inscrire une ligne « Crocodile » sur son curriculum vitae, suscite l’intérêt de nombreux jeunes cuisiniers venus d’un peu partout, pour s’inspirer de la bonne cuisine d’Émile, avant de mettre la leur en pratique, dans leur propre établissement.

Avec ses plus proches collaborateurs en cuisine, le chef Laurent Huguet, le pâtissier Alfred Georg et le poissonnier Alain Beller
Avec ses plus proches collaborateurs en cuisine, le chef Laurent Huguet, le pâtissier Alfred Georg et le poissonnier Alain Beller
Rue de l’Outre, l’équipe de cuisine se renforce avec l’arrivée de Laurent Huguet, qui restera le second du chef jusqu’à la cession. En salle, Gilbert Mestrallet, savoyard d’origine et Meilleur Sommelier de France, succède à Jean-Marie Stoeckel. Bernard Epp, directeur de restaurant, crée l’Association du Maître d’Hôtel Chef de Rang, qui avait vocation de valoriser (déjà) les métiers de service.

En 1979, Monique et Émile Jung entreprennent d’importants travaux d’embellissement et de modernisation, en cuisine comme en salle. Sous la verrière originelle, la décoration est totalement revue, avec en point d’orgue, le déplacement sur le mur central, au fond de l’établissement, de l’imposant tableau d’Adolphe Grison, évoquant une fête villageoise. Dorénavant visible dès l’accueil, cette œuvre toute de convivialité devient un peu, beaucoup, un autre emblème du Crocodile, juste derrière l’originel reptile amphibien. Tout est en place pour une nouvelle distinction : la troisième étoile ! Émile en rêve sans doute, mais il ne l’exprime d’aucune manière, affectant même, – modestie oblige – de ne pas encore en être digne. “Les voies du Michelin sont impénétrables” aime-t-il à dire, en énumérant les raisons subjectives qui incitent le bonhomme Bibendum à franchir le Rubicon qui sépare une table “méritant un détour” de celle “valant le voyage”. Pourtant en 1989, quatorze ans après l’octroi de la deuxième étoile, le faiseur et défaiseur de réputations gastronomiques estime que “Le Crocodile” “vaut le voyage” et lui décerne la précieuse troisième étoile !

Après “Le Crocodile”, “Le Buerehiesel” d’Antoine Westermann obtient à son tour la suprême distinction, de sorte qu’avec ” L’Auberge de l’Ill”, l’Alsace peut s’enorgueillir de compter trois établissements triplement étoilés. (…) Sollicité de toutes parts, Émile garde la tête froide, ne change rien dans sa manière d’être et de faire. Il poursuit son bonhomme de chemin. Il se rapproche encore plus de ses collègues, les conseille, les encourage, se rend disponible pour les concours professionnels, où il accumule les présidences de jury. Son auréole, il la met au service de la transmission, prêchant la parole de la grande cuisine dans les lycées professionnels et les centres de formation, à travers tout l’hexagone. Très demandé à l’International, il se mue en ambassadeur des produits et vins régionaux. Il collabore étroitement avec les instances touristiques et milite activement dans les organisations professionnelles ou associatives de la gastronomie

La gastronomie : porte d’entrée de la culture

Cuisinier atypique, Émile a manifesté très tôt un amour pour les mots, aussi fort que celui qu’il a pour les mets. Il a l’art de les triturer, d’en extraire la substantifique moelle, comme il sait restituer dans ses apprêts, la quintessence d’un produit. L’écouter d’une oreille distraite, c’est rendre ses phrases incompréhensibles. Son propos exige l’attention. La petite musique de ses mots devient alors parfaitement audible, au point qu’on en redemande.

En littérature et en philosophie, ses goûts sont éclectiques. Ses préférences vont à Gustave Flaubert, Jean Guitton, Albert Camus et Gaston Bachelard qui l’a marqué avec sa « Psychanalyse du feu » un de ses livres de chevet. “Le feu et la cuisine sont indissociables”, dixit Émile. Quand sa charge de travail lui laisse un peu de répit, il s’évade quelques instants de sa cuisine pour se rendre à la Librairie Kléber où à la Fnac. L’univers des livres lui est aussi indispensable que les secrets des casseroles.

Monique et Emile Jung - Crocodile
Monique et Emile Jung – Crocodile
Monique partage aussi ce besoin de culture. C’est tout naturellement que le couple lui a associé l’art culinaire. Avec le concours de leur responsable de communication, Axel Araszkiewicz, ils élaborent des menus thématiques, en hommage à des hommes et femmes célèbres à travers les époques. C’est ainsi que “Le Crocodile” convie à sa table, Gutenberg, Jean de la Fontaine, Mozart, Goethe, Pouchkine, Victor Hugo, Jules Verne et Colette, et plus proche de nous, la Belle Europe et le TGV qui s’est fait tant attendre à Strasbourg.

Pour le centième anniversaire du Prix Goncourt, “Le Crocodile” monte encore en puissance. L’œuvre de Jules et Edmond n’est pas passée à la postérité, contrairement au prix littéraire. Pour le lancement du menu des Frères Goncourt, c’est toute l’Académie qui se déplace à Strasbourg : Edmonde Charles- Roux, Françoise Mallet-Joris, François Nourrissier, Bernard Pivot, Didier Decoin, Daniel Boulanger et d’autres encore. Ce n’est pas un hasard, si de nombreux écrivains de passage à Strasbourg pour faire la promotion de leur ouvrage, se détendent après des séances de dédicaces, en se régalant de nourritures terrestres, sous le tableau d’Adolphe Grison.

Le 30ème anniversaire et après ?

Passer d’un siècle à l’autre est un événement qu’il convient de fêter. ” Le Crocodile” s’y applique avec un menu d’anthologie, proposant les produits les plus nobles. L’établissement est alors au zénith de sa notoriété. Ce n’est plus un très bon restaurant que plébiscitent Strasbourgeois et visiteurs, mais une véritable institution, fruit d’un travail acharné, trois décennies durant. Le Masopolitain d’origine (habitant de Masevaux), s’est si bien acclimaté dans sa cité d’adoption, qu’il est considéré comme un “steckelburger” authentique, un compliment adressé par Germain Muller dans une revue de son fameux Barabli. Pour s’en persuader, il suffit de traverser avec Émile la place Kléber ! Veste de ville ouverte sur la veste de cuisine, il est régulièrement hélé de près ou de loin par des passants. Il s’arrête volontiers, pour un brin de causette, qui peut parfois s’allonger. Il connaît tous les commerçants du quartier, car il fréquente souvent leurs boutiques, toujours curieux de leur activité et de la bonne marche des affaires. Sa sociabilité, sur fond d’empathie, est universelle. Il accorde toute son attention au petit peuple de la rue. La fracture sociale n’est pas dans son ADN .

 

Monique et Emile Jung - Crocodile
30e anniversaire – Monique et Emile Jung – Crocodile
Le trentième anniversaire est le prétexte rêvé pour effectuer un retour aux sources. Il convie toute l’équipe du Crocodile, à suivre les traces de Bonaparte et de Kléber, à travers une nouvelle campagne d’Egypte. Il rend un vibrant hommage à Sobek, dieu à tête de crocodile, adoré au temps des pharaons, considéré comme la divinité à l’origine de la fertilisante crue annuelle du Nil. Le dîner de gala dans les salons d’un palace cairote est resté dans toutes les mémoires. Émile a fait le buzz, d’Alexandrie à Assouan…

À Strasbourg, l’anniversaire donne aussi lieu à des festivités. Le tout-Strasbourg se presse au Crocodile, trop étroit pour contenir la foule qui se répand alors jusque dans la rue de l’Outre et au bistrot voisin. Rien ne laisse alors présager de ce qui allait se passer l’année suivante…

Février 2002, l’angoissante nouvelle tombe comme un couperet. Treize ans après l’avoir porté aux nues, le guide Michelin retire la troisième étoile au Crocodile. Monique et Émile sont sous le choc, mais ils ne sont pas les seuls ! Une quantité incroyable de messages leur sont adressés. Ils vont de l’incompréhension à la colère et à l’indignation, des sentiments largement répandus auprès des professionnels, comme auprès du grand public. Les collègues d’Émile, toutes obédiences associatives confondues, organisent avec la complicité de Monique, à l’insu du chef, un émouvant témoignage de solidarité. Et pour le faire savoir du plus grand nombre, ils ajoutent une pleine page dans les Dernières Nouvelles d’Alsace “Tous derrière Émile et lui devant”. Monique s’astreint à se montrer plus forte, dissimulant sa peine pour aider son chef de mari à surmonter la sienne. À aucun moment, Émile ne s’insurge contre le verdict de Michelin “les étoiles sont naturellement filantes”, une fatalité en guise de paravent d’une grande déception. Signe de ces forces de l’esprit auxquelles Émile croyait, ou circonstance fortuite, toujours est-il que le chef a rendu son ultime souffle, au matin de la proclamation du palmarès 2020 du Michelin. L’après-midi, le directeur du Guide, annonçant son décès, a suscité dans l’assistance une ovation debout…

 

L’hommage de la Ville de Strasbourg pour le départ du Crocodile
L’hommage de la Ville de Strasbourg pour le départ du Crocodile
Revigorés par des soutiens aussi spontanés qu’unanimes, et l’adhésion sans faille de leurs collaborateurs, Monique et Émile ne baissent pas les bras “les échecs fortifient”. Ils reprennent le flambeau, continuant de faire ce qu’ils faisaient déjà si bien. La clientèle n’a jamais baissé la garde, de sorte que l’incidence de la perte de l’étoile est économiquement insignifiante. Lorsque se déroule à Strasbourg le Sommet de l’Otan, en présence de Barack Obama, de son épouse Michelle, de Nicolas Sarkozy ainsi que de son épouse Carla Bruni, Émile et sa brigade sont aux fourneaux au Palais Rohan, où leur prestation est chaleureusement remerciée par les deux Présidents.
Dans un autre domaine, Émile intervient comme consultant à l’Europa Park de Rust. Les frères Mack souhaitent élever le niveau de leur restaurant gastronomique, titulaire aujourd’hui de deux étoiles Michelin.

En 2009, les Jung ont l’opportunité de céder leur affaire à Philippe Bohrer, propriétaire de plusieurs établissements d’hôtellerie-restauration en Alsace. Ce fut un vrai déchirement, qui a affecté Émile durablement. Devenu plus disponible pour les activités associatives et caritatives, Émile continue d’occuper le terrain, en tant que Président du Club Prosper Montagné d’Alsace, membre du jury de nombreux concours, dont le MOF cuisine. Il intervient souvent dans les lycées professionnels et centres de formation d’apprentis, ambassadeur des bons produits “made in Alsace”. Serviteur infatigable de nombreuses causes caritatives, il soutient “Les Sentiers d’Etoiles” au Marché de Noël de Strasbourg. Il fait partie de toutes les aventures des Etoiles d’Alsace, et ses collègues continuent de guetter son verdict sur l’assaisonnement de leurs sauces.

Au mois de janvier dernier, sa santé vacillante depuis quelques années s’est brutalement dégradée, nécessitant une hospitalisation.Monique l’a accompagné jour et nuit durant ce pénible mois de janvier. Quand elle lui a soufflé à l’oreille que “Le Crocodile” rénové de Jean-Paul Burrus et Cédric Moulot avait à nouveau ouvert ses portes, quelques gouttelettes ont perlé à ses yeux, comme une émotion apaisée.

Avec la disparition d’Émile Jung, se tourne une triple page ; celle du Crocodile bien sûr, qui perdure mais autrement, celle de toute la restauration alsacienne qu’il a servie avec conviction dans toutes ses composantes, celle enfin de ces personnes de toutes conditions sociales qui ont dans le cœur des souvenirs du Crocodile. Jean Daniel, journaliste et écrivain récemment disparu, avait rédigé ces mots à propos d’Albert Camus : “Il y a des êtres, qui vous font demander si la vie à un sens, et d’autres, comme lui, qui donnent un sens à la vie.”
Émile était un de ces êtres ! Merci et adieu l’ami !

Par Maurice Roeckel

LES RECETTES EMBLÉMATIQUES D’ÉMILE JUNG

Émile Jung a été un grand saucier de renommée internationale et un excellent dégustateur de vins.
Il a confié un patrimoine culinaire aux cuisiniers qui ont eu l’honneur de faire partie de la brigade du Crocodile. Désormais, ils sont les dépositaires d’un précieux savoir-faire et des recettes du chef triplement étoilé. Ensemble, ils ont pour mission de transmettre cet héritage aux jeunes générations de cuisiniers, mais aussi aux plus confirmés, pour perdurer sa mémoire culinaire à travers un enseignement. Dans cette finalité, pourquoi ne pas créer une association “Génération Émile Jung”?

 

Monique Jung a sélectionné 8 recettes emblématiques d’Émile Jung.
“Certaines ont été créées quand nous étions encore à Masevaux”, précise-t-elle, “mais toutes nous ont accompagnés pendant des décennies au Crocodile. Les clients nous les réclamaient, nous ne pouvions plus les retirer de la carte”, se souvient-elle, citant “La tourte de Noël au foie gras, créée en 1978, le Baeckeoffe de foie gras de canard (1985), la caille confite au foie d’oie maréchal des Contades, créée en 1967 pour la communion de Lucie, la fille de Maitre Goetchy à Masevaux, devenant ensuite un classique de la maison”. Elle cite encore “la crépinette de pied de porc truffée, cœur de chou frisé et pomme Darphin (1975), et le fameux Lièvre à la Royale (1965)”.
“À l’époque, à Masevaux, Émile prenait le train pour Paris, sa mallette de couteaux à la main. Il toquait aux portes des grands restaurants pour faire un stage et apprendre leur savoir-faire. C’est ainsi qu’il arrive au Maxim’s et observe le chef Louis Vaudable faire son lièvre à la Royale. En rentrant à Strasbourg, très inspiré, Émile crée son plat mythique (1966) : Le sandre à la choucroute et aux baies de genièvre “Père Woelfflé” : de son beau-frère choucroutier à Colmar. L’oie rôtie à la choucroute, galettes de pommes de terre au boudin noir est un beau témoignage de l’engagement d’Émile Jung, pour défendre l’Alsace et ses traditions. Ses grands-parents étaient agriculteurs-fermiers. Émile a toujours eu une culture du produit et du respect du savoir-faire des artisans de la terre”, souligne Monique Jung. “Enfin, sa sauce Albertine, qu’il servait avec la sole, est une pure merveille, transmise par le chef André Guillot, considéré comme le précurseur de la Nouvelle Cuisine Française, surnommé “Le Magicien du Vieux Marly” par le Gault & Millau.

Par Sandrine Kauffer-Binz

Lire le reportage complet avec plus de photos dans le magazine Good’alsace N°6

Sélection des photos avec Monique Jung, Maurice Roeckel et Fernand Mischler ©Sandrine Kauffer-Binz
Sélection des photos avec Monique Jung, Maurice Roeckel et Fernand Mischler ©Sandrine Kauffer-Binz