En cette fin du mois d’octobre, ma voiture avale les kilomètres sur l’autoroute du soleil. Je suis attendu à Roanne, dans la Loire, sur le réputé salon gastronomique “Savoirs et Saveurs” pour dédicacer mes livres. J’ai accepté sans hésiter l’invitation, car Roanne est connue dans le monde entier pour la qualité de son art de vivre bien français et surtout par le restaurant triplement étoilé de la dynastie Troisgros.
En cette fin de matinée ensoleillée, je quitte l’autoroute vers Villefranche sur Saône, avant Lyon, pour tenter de me perdre dans la campagne Beaujolaise à la recherche d’une bonne auberge. Je ne suis qu’à 60 kilomètres de Roanne et ne suis attendu qu’en fin de journée. Je me prends donc le temps de découvrir les petites routes sinueuses, bordées de piquets d’acacias, dans un paysage vallonné. De puissantes charolaises broûtent l’herbe rase, quelques troupeaux de chèvres paissent à l’ombre des aulnes glutineux accrochés aux berges d’un ruisseau tranquille. Les vendanges sont terminées en Beaujolais. Les vignes hirsutes sont laissées au repos. Je m’arrête pour toucher et sentir la terre rouge, presque dorée. Souvent on ne voit que des cailloux, des champs entiers recouverts de cette roche blanche fragmentée, qui donne aux vins locaux ses arômes typiques de minéralité.
“Tripadvisor” et “Michelin” m’indiquent une bonne table non loin de ma position GPS. Je continue mes recherches et m’aperçois que ce restaurant “V.M.”, situé à Alix, fait partie des “Toques Blanches Lyonnaises”, des “Tables et Auberges de France”, des “Bistrots Beaujolais” et est mentionné dans le guide Michelin 2012. De plus, une des spécialités de la maison est les cuisses de grenouilles. Me voilà content comme un gamin en foire devant le stand des guimauves et des pommes d’amour. J’ai faim, j’ai du temps, alors en avant pour l’aventure de la fourchette…Je gare ma voiture dans une cour parfaitement pavée. Le vieux moulin est bien là, rénové avec goût, propre, prenant la patine du temps dans une gangue de verdure, sous les branches accueillantes d’un tilleul centenaire. L’accueil est fort honnête. Le serveur, affable et souriant, m’installe au fond de la salle du restaurant. Un groupe d’une dizaine de personnes âgées occupe une table, on y parle vins du Beaujolais. Aux murs de pierres brutes apparentes, pendent quelques tableaux aux cadres dorés, des natures mortes pour la plupart, mortes depuis longtemps. J’ai soif, et m’empresse de demander au serveur une bonne bière locale. Il n’y a que la Kronenbourg et de la Heineken en bouteille. Je me passerai donc de bière, donnez moi un verre de vin blanc de pays, fringant, sec et fruité et une bouteille d’eau pétillante…
La carte des vins met le Beaujolais à l’honneur, ce qui est bien, mais les vins d’Alsace ne sont représentés que par un seul Gewurztraminer. Comme d’habitude, les autres régions viticoles de France ne jouent pas le jeu, alors que les cartes des vins des restaurants Alsaciens font la part belle aux autres régions de France…
Je commande les cuisses de grenouilles “beurre et ail” Peu après, mon assiette arrive avec six minuscules trucs bruns, trempant dans du beurre fondu et ayant la forme d’une pointe de flèche. Après autopsie de la chose, je m’aperçois que les dites cuisses ne sont pas dépliées: elles conservent donc la forme qu’elles ont adoptés dans les sacs surgelés, avec une partie du dos. Le mets chaud est très salé et gras. Les muscles sauteurs des batraciens sont tellement cuits dans le gras, qu’ils en deviennent secs et translucides. Oui, la chose est comme frite, recouvert d’une panure-éponge au goût aillé. Mais je me réjouis, car sur un réchaud alimenté par deux bougies poussives, nagent dans le beurre et au fond d’un caquelon ébréché de tout côté, six autres cuisses de grenouilles. Mais comment manger ce truc?
Je tente désespérément de récupérer maladroitement un peu de chairs adhérentes aux os, mais rien n’y fait. Je suis certain qu’il y a une coutume locale, quelque chose que je ne sais pas sur l’art et la manière de manger des grenouilles en Beaujolais. J’appelle donc l’unique chef de rang et lui demande si on doit croquer l’ensemble du nuggets, un peu comme un rectangle de poisson pané. Il m’avoue que quelques clients âgés dévorent effectivement l’ensemble, ne laissant sur l’assiette ni chairs, ni os, ni gras. Je prends donc mon mal en patience et suce les minuscules os. J’extrais méticuleusement moins d’une cuillère à soupe de chair sur l’ensemble du plat. J’ai faim. Je trempe du pain dans le beurre trop salé. Les dernières gouttes du bon p’tit beaujolais blanc font passer l’ensemble.
Pour suivre, arrive mon assiette de “Panaché de saumon, lotte et Saint-Jacques au coulis d’écrevisses”. Une sauce épaisse orange recouvre deux bouts de poisson laissant émerger de la masse deux petites noix de Saint-Jacques à l’allure bien rôties et un dôme de flan de brocoli. Sur une autre assiette arrive un honnête gratin Dauphinois et un réchauffé mélange de fèves écossées et champignons tièdes, secs et gras. Comme je m’en doutais, le petit morceau de lotte est trop bouilli et mollasson, le bout de saumon de Norvège, j’en suis certain, est taillé dans le flanc vers la tête, ce qui rend encore plus gras ce poulet industriel des mers. Il est, comme je m’y attendais, mou, flasque et insipide. La noix de Saint-Jacques est élastique mais cela me rend heureux à côté du flan de brocolis tremblotant et dépourvu de goût. La sauce, sans être fondamentalement goûteuse, tient plus de la consistance d’une sauce béchamelle que de celle d’un coulis d’écrevisses…
Je ne prends pas de dessert. Un café et l’addition s’il vous plaît. Quarante cinq euros quand même… Je regrette ma halte. J’aurais mieux fait de m’arrêter dans un vrai petit bistrot inconnu des guides, ces petites auberges de villages disséminées dans les campagnes françaises où l’on mange souvent un bon et solide plat du jour.
Enfant, je me vois alors, devant l’étal du poissonnier, à contempler les grosses cuisses de grenouilles fraiches embrochées en bon ordre sur un solide pique en bois.
Cet été, au Diable l’avarice! j’étais seul et affamé. J’ai ramené pour mon dîner une brochette de ces énormes cuisses de grenouilles fraîches. D’un poids de 1.2 Kg, elles ne m’ont pas coûté plus cher que le double du prix payé “V.M.” pour l’exécrable plat commandé! D’abord, je les ai déployées. J’ai ensuite soigneusement tranché le bas du dos. Dans une belle huile d’olive, j’ai précipité les cuisses justes passées dans la farine. Au bout d’une petite minute sur chaque face, j’ai ôté l’huile, vite remplacée par quelques noix de beurre frais et cinq gousses d’ail pilées. Persil du jardin hâché, fleur de sel de Noirmoutier, poivre blanc du moulin. Les chairs ont encore doré doucement une minute dans ce beurre devenu mousseux. Mais quel bonheur avec un bon Riesling! J’ai mangé ce soir là mes 1.2 kg de cuisses de grenouilles, seul, mais il est vrai après une journée à couper le bois en forêt…
Mon escapade gourmande du soir ainsi que mon week-end à Roanne m’ont vite fait oublier la mauvaise gargote vieillissante fréquentée au déjeuner. A Saint-Priest-la-Roche, à une vingtaine de kilomètres de Roanne, j’ai dîné dans une ferme-auberge, La Ferme d’Aristote tenue avec excellence par Yves Poulossier, tenant seul l’exploitation et les fourneaux.
Membre du réseau “Bienvenue à la Ferme”, il propose une cuisine de saison et de terroir mettant en scène 95% de ses propres productions. Un seul menu par jour. Cela donne une belle assiette de crudités et terrine maison, une véritable tarte ” Façon Tatin” aux tomates jaunes et rouges suivie d’un tendre et goûteux bœuf en sauce, un peu comme une estouffade. Potiron et autres légumes du jardin juste cuits pour l’accompagnement. J’ai calé sur le dessert car le repas était copieux et trois fois moins cher qu’à midi…
Mais il me reste encore à vivre deux jours en Loire, dans ma quête infatigable de l’hédonisme et des plaisirs bien terriens.
La suite dans quelques jours, avec encore, des histoires de grenouilles…
Par Daniel Zenner