Photo archive. Le lièvre à la royale chez Paul Bocuse DR

Lièvre à la Royale

“Le 29 novembre 1898, au palais du Luxembourg, un certain nombre de sénateurs entouraient un de leurs collègues et l’interpellaient amicalement, à l’issue de la séance, au sujet d’une recette culinaire, qui venait de paraître la veille dans le journal “Le Temps”. L’interpellé était Monsieur Couteaux, sénateur de la Vienne, éminent agronome et brillant écrivain, causeur très primesautier et très piquant; la recette dont il s’agissait était celle du Lièvre à la Royale, et Monsieur Couteaux en était l’auteur. Or, la haute assemblée compte nombre de gourmets; et la théorie de cet apprêt du lièvre était si sensationnelle, que plusieurs désiraient la voir mettre en pratique le plus tôt possible.

Un nouveau groupe parlementaire fut fondé ce jour-là, groupe essentiellement pacifique, ouvert à toutes les bonnes fourchettes sénatoriales: LE GROUPE GASTRONOMIQUE.

Les journaux de l’époque rapportent que l’un des questeurs du Luxembourg offrit sa salle à manger et sa cuisine pour les expériences culinaires de l’aimable association. Naturellement, le Lièvre à la Royale eut les honneurs de la première réunion, et Monsieur Couteaux fut élu président du groupe à l’unanimité ” La Cuisine des Familles, Jeanne Savarin, 1899

Vous avez trouvé le lièvre parfait, correspondant exactement aux prescriptions données dans ma dernière chronique ?

Maintenant je vais vous livrer la recette, simplifiée, car Jeanne Savarin aimait écrire. Les recettes d’antan ont parfois la taille d’un chapitre d’un roman de Balzac… Les phrases en italique correspondent exactement au texte original.

Ingrédients

Fait remarquable: l’ail et l’échalote, quoique fort abondant dans l’apprêt, s’y annihilent en quelque sorte réciproquement, et cela si bien que le convive non prévenu ne le soupçonne pas.
AYEZ: “Un lièvre mâle, à poils roux, de fine race française (caractérisée par la légèreté et la nerveuse élégance de la tête et des membres); tué autant que possible en pays de montagne ou de brandes; pesant de cinq à six livres, c’est à dire ayant passé l’âge du levraut, mais cependant encore adolescent. Caractère particulier pour le choix: tué assez proprement pour n’avoir pas perdu une goutte de sang”
Condiments gras: -Graisse d’oie, trois ou quatre cuillerées; -bardes de lard, cent vingt-cinq grammes; – lard ordinaire cent vingt cinq grammes.
Autres condiments et légumes: -Une carotte de taille ordinaire; -quatre oignons de grosseur moyenne, tenant le milieu entre un œuf de poule et un œuf de pigeon; -ail, trente gousses; -échalote, soixante gousses; -quatre clous de girofle; -une feuille de laurier; -une brindille de thym; – persil, quelques feuilles; – sel et poivre.
Liquides: -Bon vinaigre de vin rouge, un quart de litre; -deux bouteilles de vin de Mâcon ou de Médoc, au choix, mais ayant l’un ou l’autre deux ans de bouteille.Puis notre cuisinière énumère le matériel dont “une daubière de forme oblongue en cuivre bien étamé, hauteur de vingt centimètres, longueur de trente-cinq centimètres, largeur de vingt centimètres, avec couvercle fermant bien hermétiquement”

Procédure

PRELIMINAIRE:
C’est par ce mot que notre écrivain nous annonce qu’il faut dépouiller le lièvre, garder le foie, le cœur, les poumons et le sang comme expliqué dans ma dernière chronique. Puis: ” préparez du charbon de bois, en gros morceaux, pour vous en servir bientôt très allumés”PREMIERE OPERATION
(Durée : de midi et demi à quatre heures)
En résumé: enduire la daubière de graisse d’oie puis étendez un lit de bardes. Installez le lièvre, sans la tête et sur le dos. Recouvrez des restes de bardes. Ajoutez la garniture aromatique coupée grossièrement ainsi que vingt gousses d’ail et quarante échalotes puis verser un quart de bon vinaigre de vin rouge ainsi qu’une bouteille et demie de vin. Assaisonnez de sel et de poivre.

A UNE HEURE.
La daubière étant ainsi garnie, recouvrez-la de son couvercle, et mettez-la sur le feu (appareil à gaz ou fourneau ordinaire). Placez sur le couvercle trois ou quatre gros morceaux de charbon de bois, incandescents, c’est à dire bien allumés, bien rouges. Réglez votre chauffage, de façon que le lièvre cuise PENDANT TROIS HEURES à un feu doux et régulier, continu.

DEUXIEME OPERATION:
Hachez menu et à part, le lard, le cœur, foie et poumons, dix gousses d’ail et vingt échalotes.
“Le hachis de l’ail et celui de l’échalote doivent être si fins, que chacun d’eux atteigne d’aussi près que possible l’état moléculaire” Voilà sans aucun doute la première mention de cuisine moléculaire!
Réunir ensuite tous ces ingrédients et réserver ce hachis.

TROISIEME OPERATION
(durée de quatre heures à six heures trois quart)
En résumé: ôtez délicatement le lièvre puis passer tous les ingrédients de la daubière à la passoire. “Pilez bien de façon à extraire tout le suc”. Ajouter dans ce coulis le hachis puis délayer avec le demi litre de vin restant, en ayant eu soin de le faire chauffer auparavant. Replacer le lièvre dans la daubière puis ajouter
le coulis-hachis. Mettre au four doux pendant une heure et demi.

A SIX HEURES:
” Etant donné que l’excès de graisse, provenant de l’abondance (nécessaire) de lard, vous empêche de juger de l’état d’avancement de votre sauce, procédez à présent à un premier dégraissage. Votre sauce ne sera, en effet achevée, que lorsque la sauce sera suffisamment liée pour offrir une consistance approchant de celle d’une purée de pommes de terre; pas tout-à-fait cependant, attendu que, si on la voulait trop consistante, on finirait par tellement la réduire qu’il n’en resterait plus suffisamment pour humecter la chair (naturellement très sèche) du lièvre. Votre lièvre ainsi dégraissé pourra donc continuer à cuire ainsi, toujours à feu très doux, jusqu’au moment où vous lui ajouterez le sang que vous avez réservé avec le plus grand soin…” Attention: n’ajoutez pas le sang tout de suite, mais lisez la suite…

QUATRIEME OPERATION:
(Un quart d’heure avant de servir)
Dégraisser à nouveau la sauce puis ajouter le sang battu. Imprimer des mouvements à la daubière de façon à bien répartir la liaison.

DISPOSITIONS POUR SERVIR
Sortir de la daubière, votre lièvre, dont la forme se trouve forcément plus ou moins altérée. Dans tous les cas, placez, au milieu du plat de service, tout ce qui est encore à l’état de chair, -les os complètement dénudés, désormais inutiles, étant jetés- et alors, finalement, autour de cette chair de lièvre en compote, mettez pour toute garniture l’admirable sauce si attentivement confectionnée.

Je n’ai pas besoin de le dire, conclut le sénateur gastronome, que, pour servir ce lièvre, l’emploi du couteau serait un sacrilège, et que la seule cuiller y suffit complètement.

Pour accompagner mes deux lièvres en ce mois de février 1989, nous avons dégusté le même vin qui a servi à élaborer le plat, soit un Hermitage 1976. L’ensemble avait vraiment la consistance d’une compote. Pensant que la sauce serait plus abondante et fluide, j’avais servi des nouilles maisons. Celles-ci n’ont rien apporté au met.

Ce Lièvre à la Royale se suffisait à lui-même, dégusté à la cuillère…

Par Daniel Zenner