C’est à la Cathédrale de Strasbourg “sa seconde maison” qu’ont eu lieu le 3 février 2020, les obsèques d’Émile Jung, décédé le 27 janvier. La Cathédrale est une figure emblématique de l’Alsace et de Strasbourg, tout comme Émile Jung l’était à notre gastronomie. Il aimait venir s’y recueillir, s’y laisser bercer par son silence, la méditation et la rêverie. De nombreuses personnalités politiques et gastronomiques étaient présentes pour soutenir Monique Jung et sa famille et rendre hommage à ce chef tant aimé et respecté pour son savoir-faire et son savoir-être.
La cérémonie, bercée par l’orgue et par Jean-Sébastien Bach (qu’adorait Émile Jung), fut rythmée par des témoignages de sa nièce, d’amis et de fidèles compagnons de route en sommellerie, cuisine et du Crocodile.
Fernand Mischler a retracé son parcours, ponctué d’anecdotes de vie, faisant sourire l’assemblée, émue du souvenir de répliques et traits de personnalité d’Émile Jung.
“Il nous a étonné une ultime fois en prenant congé de la vie, le jour même où le Michelin dévoilait son palmarès 2020, avec en ouverture l’annonce du départ d’Émile et en écho une ovation debout. Non, ce n’était pas une sortie, mais une entrée dans une autre vie ! Quelques heures auparavant, il reposait encore dans sa chambre d’hôpital, veillé tendrement par Monique, qui avait su y reconstituer, amoureusement, les conditions d’une ambiance apaisée”, confie Fernand Mischler.
“Épris de littérature, de poésie et de musique, Émile Jung s’est intéressé à tous les arts et les a constamment associés à la gastronomie. On se souvient de ses menus thématiques consacrés à Jean de la Lafontaine, Gutenberg, Victor Hugo, Colette, Mozart ou Jules Verne. Émile Jouait avec les mots, comme avec les mets. Quand il parlait de ses maîtres à penser, Bachelard, Guitton ou d’Ormesson, c’est un festin de paroles qui régalait ses interlocuteurs.”
“En cuisine comme dans les arts, la simplicité est le signe de la perfection”, aimait à rappeler Émile Jung. “Simple, il l’est resté même au zénith des honneurs”, rajoute Fernand Mischler
“Fou d’Histoire et des histoires, avec Monique, il se rendit en Égypte pour rendre hommage à Sobek, le dieu crocodile, vénéré des pharaons”, ce fameux crocodile éponyme du nom du restaurant, dont l’entrée est surplombée de ce reptile empaillé. La légende raconte qu’il fut rapporté d’Égypte par le capitaine Ackermann, aide de camp du Général Kleber.”
Il dispensait volontiers ses conseils et en retour s’enrichissait du savoir-faire des autres. “Pendant les banquets des Etoiles d’Alsace, Émile avait pour habitude d’apporter sa petite touche personnelle aux sauces de ses confrères, sans que ceux-ci ne s’offusquent, reconnaissant son talent de véritable exhausteur de goût.”
“A Dieu et au revoir mon ami”, lâche Fernand Mischler, jetant un dernier regard sur l’estrade funéraire, rejoignant Monique Jung pour l’embrasser, sous les applaudissements.
Sa nièce a évoqué les souvenirs de la famille en cuisine, où Emile prodiguait les conseils et changeait les recettes en dernière minute, et les anciens du Crocodile ont chacun apporté leurs témoignages. Axel Araszkiewicz ( alors en charge de la communication) en fut l’ambassadeur, escorté par Pia Ohlmann, Alain Beller. Jean-Marie Stoeckel et Serge Dubs, ont salué le grand sommelier qu’il était.
Sur le parvis de la Cathédrale, Monique, les sœurs, nièces d’Émile Jung et les chefs ont applaudi la limousine en partance pour le caveau familial de Masevaux.
“Adieu Émile on t’aimait bien, mais te voilà au bout du chemin, on a perdu d’un seul coup, un chef, un ami, un poète”, disait la chanson.
Par Sandrine Kauffer-Binz
crédit photos ©Sandrine Kauffer-Binz
Il a côtoyé les plus grands chefs, de Paul Bocuse, à Joel Robuchon, en passant par Paul Haeberlin et c’est en 1971 qu’il s’installe à Strasbourg et reprend le Crocodile avec son épouse Monique Jung, pour conduire cette institution gastronomique au firmament. Il s’est éteint à 79 ans.
“Lettre à Emile” par Daniel Zenner
Je pensais être prêt à recevoir la nouvelle.
Je croyais avoir un peu de cette force tranquille que tu avais.
Mais tu laisses un grand vide, j’ai la gorge nouée et les yeux humides. En toi, j’ai connu et aimé deux êtres : l’homme et le Cuisinier. L’homme déjà. Tu émanais d’humanité, dans le sens le plus noble du mot, l’humain humaniste, cultivé, ouvert, tolérant, respectueux, généreux. Ta curiosité, envers toute chose, n’avait pas de limites. Tu n’aimais pas l’injustice. La compassion était aussi une de tes qualités. Tu discutais autant avec le clochard du bas de la rue qu’avec le directeur du Mac Do. Tu intervenais pour Emmaüs, venais dans des cantines scolaires ou au chevet de malades dans des hôpitaux. Ta disponibilité était exemplaire. Quand je te téléphonais au Crocodile pour te parler, personne ne m’a jamais demandé : “de la part de qui?”
Je t’ai souvent sollicité lors d’événements organisés pour la région Alsace. Chaque fois, tu me remerciais par un petit courrier écrit de ta main. Nous avons diné quelquefois ensemble à Paris, à Lyon, à Marseille. On parlait de tout, sans tabous. Avec mesure et discernement, tu employais les mots qu’il fallait, sans jamais médire, ni te plaindre. Avec toi, on avançait. Je suis certain que tu n’as jamais connu la haine. Qui te connaissait, t’appréciait. Tu avais, cette rare faculté du discernement, d’être à l’écoute de l’autre, de te mettre à son niveau.
Il y a presque vingt ans, tu es venu déjeuner chez nous, dans notre petite maison de Wintzfelden. J’avais la veille, sacrifié un beau lapin. J’avais mariné les chairs encore tièdes dans du vin blanc, de la sariette et de la moutarde. Avec les oeufs de mes poules, j’avais préparé les nouilles. Tu voulais me faire entrer au club Prosper Montagné, mais tu as bien vu que je n’aurai pas eu assez d’argent pour payer la cotisation, encore moins les repas… Nous t’avons reçu en ami, modestement, avec un pichet de pinot blanc. Fabienne avait sorti la belle nappe blanche, celle du dimanche. Le lendemain, tu nous remerciais encore, dans une belle petite lettre que j’ai gardé précieusement.
Pendant une année, j’ai été chroniqueur sur les ondes de France Bleu Alsace. Je décrivais chaque jour, un restaurant que j’aimais bien. Tu proposais alors au Crocodile, ton fameux menu Mozart. Je t’ai demandé des précisions par téléphone, pour pouvoir écrire ma chronique. Tu m’as dit que je ne pouvais pas parler du menu Mozart si je ne l’avais pas dégusté. Puis tu as ajouté : “comme je sais que tu n’aimes pas manger seul, invite quelqu’un de ma part”. Je suis donc allé déguster le menu Mozart, au Crocodile, avec Jean Christophe Karleskind, qui était disponible ce jour et en conserve encore aujourd’hui, comme moi, un souvenir ému.
Emile, l’humaniste. Trop honnête, tu n’aurais pas fait un bon politique. Pourtant, il nous manque des gens comme toi, avec ton charisme. Il faudrait remplacer les Trump, Poutine, Erdogan, Bolsonaro, les dictateurs africains, les militaires d’Asie par des Emile Jung. Nous pourrions alors vivre en paix.
Sacré Emile ! tu pars dans les étoiles le jour de la remise des étoiles du guide Michelin.
Pour nous, tu as toujours gardé tes trois étoiles.
Emile le Cuisinier. Le Grand Cuisinier. L’homme de l’art. Un praticien hors pair. Déjeuner ou dîner au Crocodile était toujours une fête. Curieux, les nouvelles méthodes de cuisson t’intéressaient. Tu essayais. Tu m’avais un jour proposé, à table, une meringue à la menthe cuite dans de l’azote…
J’aurai tant aimé apprendre à cuisiner avec toi. J’ai quelques amis qui ont eu cette chance. Souvent, nous parlons de toi, de tes fonds de sauce avec de la queue de boeuf.
Emile, Grand Maitre Saucier !
Un jour, je l’avais invité pour réaliser une démonstration de cuisine sur un événement autour des fruits et des légumes d’Alsace. Salle comble. Emile arrive. Applaudissements. J’avais deux poêles et deux plaques inductions posées sur une table d’école. Je lui demande ce qu’il avait prévu de réaliser. Il ne savais pas, il n’avait rien emporté ! Il me demande alors de lui procurer quelques légumes. Je trouve un gros navet et un rutabaga. Je disposais de beurre, de sel, de sucre, d’un citron.
Pendant plus d’une heure, il a réussi à tenir en haleine, la foule présente. J’ai assisté à un cour magistral de cuisine. Coupé en une tranche épaisse, il a cuit le navet dans le beurre, avec du sel et du sucre, doucement. Chaque geste était mesuré. Le navet, doucement, a rôti. Il est devenu glacé, doré, brillant, juteux, succulent. Puis il a ajouté quelques gouttes de jus de citron. J’ai, assurément, goûté le meilleur navet de ma vie de gastronome. Les gens se bousculaient pour tenter de chiper un petit bout. Puis, il a taillé des tranches très fines dans le rutabaga, pour proposer ce tubercule façon carpaccio, accompagné d’une huile de noisette, fournie par…un spectateur !
Sacré Emile, tu me manques déjà.
“On ne sais jamais les traces qu’on laisse”.
Mais nous qui t’avons aimé, nous savons ce que tu nous as transmis. Dans notre société qui devient ultra-individualiste, il nous manque des grands hommes comme toi, des rassembleurs, des humanistes, des semeurs d’étoiles.
Puisse ce que tu nous as offert, ce que tu nous as laissé, pousser sur le terreau fertile de ton immense générosité.
Respect éternel, mon bon Emile”
Par Daniel Zenner