Une préparation à l’Argenteuil ? Rares sont les clients des restaurants qui savent ce dont il s’agit, de sorte que, face à une telle indication, sur la carte, ils en sont réduits à interpréter. Pour autant, si on devine qu’une préparation « à l’Alsacienne » comporte soit du vin d’Alsace, soit de la choucroute (mais on se trompe peut-être), si l’on se doute qu’une préparation « à la Provençale » comporte de la tomate ou de l’ail (mais est-ce bien sûr ?), autant la dénomination « à l’Argenteuil » est peu évocatrice.
Le cuisinier, le restaurateur ont-ils eu raison d’afficher une mention inconnue ? La dénomination des plats est notoirement difficile, tant elle dépend du contexte. Jadis, dans les livres de cuisine tels ceux de l’auteur anonyme L.S.R, on ne trouvait que des mentions explicites… à l’exception de « royale », « à la Reine », « au Perdouillet », ou « de santé », ou, enfin, à la Sainte Manehou (ce que nous nommons Sainte-Menehould). Autrement, quand il y avait des fèves, on indiquait des fèves ; quand il y avait de l’agneau, des cailles, des choux, on disait ces ingrédients. Bien sûr, il y avait aussi des types de préparations dans les noms : en culotte, à la daube, en hachis, à la sauce.
Pour Nicolas de Bonnefons, à l’époque de Louis XIV, l’usage des dénominations est encore plus terre à terre, puisque les seules qu’il fallait interpréter sont : « du roi », « de Savoie », « de Milan », « Royale », « à l’Anglaise », « à la Portugaise ». Idem pour François Massialot, en 1722 : seulement huit dénominations, dont trois qui étaient utilisées antérieurement : à la Reine, à la Sainte Menehout, à l’Anglaise. S’introduisent : à l’Allemande, à la Cravovie, à la Barbarie, à la Sauce Robert… mais cette dernière était aussi connue, alors, que notre mayonnaise aujourd’hui.
Puis vient Vincent La Chapelle, où apparaissent des nouveautés : à la Française, à la jambe de bois, à la Hollandaise, à la Béarnaise, à la Saint-Cloux, à la Jacobine, à la d’Uxelles… Une vingtaine en tout.
Tout bascule avec la Suite des Dons de Comus, en 1739 : ce ne sont pas moins de 80 dénominations qui sont présente, avec d’ailleurs, des termes qui resteront : à la Tartare, à la Béchamel, à la Flamande, à la Maître-d’Hôtel, à la Barigoult, en surprise… D’autres disparaîtront : à la Mariée, au Bacha, en Panachine, au Perfinet…
Pour ne pas lasser, sautons à 1806, avec André Viard, où le nombre de dénominations se réduit à une trentaine, avec, d’ailleurs, des dénominations très particulières (à la Polache, à la Geauffret, à la Xavier, à la Deselignac…) qui sont oubliées.
En 1800, Marie-Antoine Carême, s’il perfectionne considérablement les recettes, n’abuse pas des dénominations, donnant dans le noms des préparations leur contenu : par exemple, pommes en croustade et glacées au caramel. Mais il n’est pas suivi par son élève Urbain Dubois, qui, rien qu’en un paragraphe introductif, laisse apparaître plus d’une dénomination abstraite sur deux : à la Colbert, à la Deslignac, à l’Impériale, à l’Italienne, à la Princesse, à la d’Orléans, à l’ Anglaise, à la Caroline, Saint-Florentin… Le pire, ce sera évidemment le Guide culinaire… au point qu’il faudra le Répertoire de cuisine pour que les cuisiniers s’y retrouvent.
Est-ce un bien ? Est-ce un mal ? La question est difficile, car il y a lieu de faire rêver sans tromper. Par exemple, récemment, j’ai mangé dans un excellent restaurant qui, hélas, donnait des intitulés sans rêve : « Truite de Monsieur X », « Canard de la ferme Y »… On se surprend alors à se dire : mais pourquoi irais-je dans ce restaurant si je me cuisine ces truites ou ce canard que je peux aller acheter également. Inversement, hier, sur la carte d’un restaurant, j’ai vu un « Pavé de bœuf aux champignons de la Capitale » qui est apparu d’autant plus ridicule que l’assiette contenait un petit steak avec quelques champignons dont je suis bien sûr que vous comprenez qu’ils n’ont rien de culinairement majuscule.
Au fait, et la dénomination « à l’Argenteuil » ? Je la vois introduite par le Guide culinaire, et cela signifie seulement qu’il y a des asperges, parce que, selon Joseph Favre, on cultivait des asperges dans cette banlieue de Paris. Personnellement, je ne suis pas cuisinier, mais si je l’étais, j’aurais peur d’être taxé de prétention si j’utilisais cette terminologie inutile : quand il y a des asperges, n’est-il pas plus simple de dire qu’il y a des asperges, et de réserver les mots descriptifs pour dire comment ces asperges sont traitées ?
Par Hervé This