Daniel Zenner "D’où vient la matelote" ©JulienBinz

La Matelote

Rencontré chez Caroline Van Maenen, au relais de la Poste, le jour du concours de la meilleure matelote d’Alsace 2012, remporté par Joëlle Schmittheisler, du restaurant Au Vieux-Couvent à Rhinau, Daniel Zenner ouvre le débat sur la recette de la matelote. “D’où vient la matelote ? Y a-t-il une recette type ? Un procédé modèle ? Quelle est sa région d’origine ? Vin blanc ou vin rouge ? Poisson portionné ou en filet ? Poisson d’eau douce ou poisson d’eau de mer ?

Un seul fait est certain : chaque région à sa spécialité.

D’après l’illustre Auguste Escoffier, dans son “Guide Culinaire” (1901), on peut sans façon préparer une matelote avec un seul poisson, par exemple l’anguille ou le brochet. La matelote sera donc une matelote d’anguille ou de brochet.
D’après lui, le traitement est identique pour chaque spécialité, à savoir :
“Ranger les poissons tronçonnés dans un plat à sauter avec 2 oignons émincés, un bouquet garni, 4 gousses d’ail, 8 grammes de sel, 4 boules de poivre en grains. Mouiller d’un litre de vin rouge ou blanc, selon le type de matelote ; faire partir en ébullition, ajouter un décilitre de cognac ; flamber et terminer la cuisson à couvert”D’après notre cher Auguste, le vin peut être blanc ou rouge. Mais voilà que ça se complique ! Car deux méthodes sont ensuite applicables : le traitement façon Marinière ou Meunière.
*La Marinière se mouille au vin blanc. Elle comporte la garniture ordinaire des matelotes (petits oignons glacés, champignons) et sa sauce est une réduction du court bouillon.
*La Meunière comporte en garniture écrevisses et croûtons (probablement taillés) et que son mouillement se fait au vin rouge, liée au beurre manié.
L’on peut donc trouver une matelote de brochet Meunière on Marinière, voir une matelote Marinière ou Meunière (Meunière à cause de la farine employée dans le beurre manié)
La matelote de la Rochette, gagnante de l’édition 2010©JulienBinz
Mais l’histoire de la matelote se complique encore !
Car certaines matelotes emblématiques, comme la matelote à la Canotière, ne comporte que carpe et anguille. Celle-ci suit les préceptes du traitement Marinière (vin blanc, flambée au cognac cependant) avec réduction du « court bouillon au deux tiers » liaison beurre manié et mise au point avec 200 g de beurre frais au litre de sauce !
La garniture ? Champignons, oignons glacés au beurre (à blanc ?) petits goujons panés en manchons et frits, écrevisses cuites au court bouillon.
On constate dans les deux cas de traitements que les liaisons sont réalisées au beurre manié !
La Matelote dite Meurette comporte tous poissons. Elle est mouillée au vin rouge, flambée à l’eau de vie de marc, puis traitée comme à la Meunière (garniture : croûtons carrés frottés d’ail)

Poissons d’eau douce ou poissons de mer ?

Car la matelote à la Normande comporte soles, grondins et congres, le tout mouillé au cidre et flambé au Calvados, adjonction de velouté de poisson, crème, champignons, huitres pochées, croûtons frits au beurre, écrevisses (bizarre, j’aurais plutôt mis des langoustines…)

La Matelote dite Pochouse, est une Meurette dont seule la garniture diffère : lard de poitrine en dés, champignons, petits oignons glacés, croûtons carrés frits au beurre.
Voilà la science D’Auguste Escoffier !

La plus ancienne recette de matelote que j’ai trouvée figure dans ” L’art de Bien Traiter” (1674) dont on ne sait à peu près rien de l’auteur, je vous la livre ici en l’état :
Anguille à la matelote
“Habillée comme ci-devant, vous la couperez par rouelles et la mettez incessamment dans un chaudron bien net ou grand poêlon étamé à feu vif, avec du vin clairet, sel, épices, une cuillerée de verjus et autant de vinaigre ; si c’est au temps du verjus de grain, une bonne grappe, persil et ciboulettes hachées menu, quelques tranches de citron pelé ou d’orange, et surtout très peu de beurre. Couvrez-la d’abord, et la faites cuire ainsi promptement en la remuant et retournant de fois à autre ; observez que la sauce se consomme et se réduise en sorte qu’elle soit en liaison ; peu avant de la retirer, jetez-y un anchois ou deux hachés menu, quelques câpres, encore deux bouillons et servez “
Différentes recettes de matelotes ©JulienBinz
Plus tard, dans « Le Dictionnaire Portatif de Cuisine » (1767) ses auteurs présumés mentionnent une matelote réalisée avec barbillon, carpe, anguille et écrevisses. Le tout tronçonné, mouillé au vin rouge et bouillon, assorti d’oignons, champignons, beurre, croûtons frits. Liaison au roux blond.
Une seconde recette parle de tous poissons d’eau douce, au vin blanc, avec truffes et liaison au coulis d’écrevisses.Jules Gouffé dans son livre de cuisine (1867) parle de la matelote en ces termes : « Il faut tailler carpe et anguille en morceaux de 4 cm, ajouter beurre et petits oignons, mettre farine, 1 litre de vin rouge, 2 pincées de sel, autant de poivre, 1 bouquet garni double, 1 forte gousse d’ail épluchée »
Mijoter 20 mn, ajouter l’anguille, cuire un quart d’heure. Mettre carpe sur anguille. Ajoutez un demi-décilitre d’eau de vie. Mijoter 10 mn.
matelote ©JulienBinz

Dans son “Grand Dictionnaire de la Cuisine” (1870) ouvrage de référence, Alexandre Dumas n’en souffle mot.

Madame Saint-Ange (1927) affirme que “dans ses divers apprêts du poisson, la matelote était à l’origine un plat de luxe réalisé avec des vins de marque (entendez champagnes, pommard, sauternes et…vin du Rhin…) Ces matelotes figuraient dressées sur socle et poignardées de hâtelets. Elles figuraient en grand gala sur les réchauds d’orfèvrerie des tables servies à la Française”.

Puis, toujours d’après Madame Saint-Ange, le plat s’est popularisé jusqu’à devenir un met festif.
Elle admet que “les procédés sont nombreux, varient d’une région à l’autre, les époques, les idées et préférences de chacun, et les moyens dont on dispose”

La condition primordiale est : “Le poisson vivant “

Mais d’après Madame Saint-Ange, la condition primordiale est : “Le poisson vivant ”
Voila qui est explicite : la fraîcheur du poisson !
Selon notre grande Dame, pour réaliser une matelote, les règles sont simples, à savoir :
– Un excellent vin (rouge ou blanc)
– Beaucoup de bon beurre
– Opérer sur feu vif
– Mettre à cuire par ordre de tendreté les divers poissons, dans un cuivre non étamé, surtout pas dans de la fonte ! (aujourd’hui on a l’inox…)
Le trophée lalique du concours de la meilleure matelote d’Alsace ©JulienBinz

Dans son ouvrage culinaire, il faut noter que l’emploi des poissons d’eau douce est primordial : l’anguille figure en reine incontestée, suit les petits brochetons, les barbeaux, barbillons, tanches, perches, brèmes, truites et carpes.

Mais la matelote peut être “en maigre ou en gras, entendez par là, qu’on y ajoute du consommé ou du très bon bouillon”. Et Madame Saint-Ange ajoute :”Les poissons pour matelote doivent être d’une certaine grosseur, parce que, destinés à être coupés en tronçons, ils fournissent ainsi des morceaux de dimensions plus convenables et plus égales”

Hérésie : cette grande dame peut mêler du vin blanc et du vin rouge !

Dans “L’Art Culinaire Moderne (1934) la matelote n’est mentionnée que “à la Bourguignonne” Elle ne contient que de l’anguille mitonnée au vin rouge. La garniture est composée d’écrevisses troussées.

Il faut noter que la crème n’entre dans le plat que dans la matelote à la normande.

Et alors, la matelote à l’Alsacienne ?

Charles Gérard dans “L’ancienne Alsace à Table” n’en dit mot. Au XVIème siècle, il relève en Alsace beaucoup de poissons cuits dans la bière, des carpes et brochets à la sauce brune et blanche, des truites sauce estragon, des anguilles à la sauce aux câpres ; perches et barbeaux à la maître d’hôtel, tanche au vin blanc ou rouge, goujons noyés au lait cuisinés ensuite en blanquette, saumoneaux au vin blanc et échalotes…

Voilà donc les prémisses de notre matelote !!!

Par Daniel Zenner