Un plat
L’Alsace mange et boit depuis toujours, mais plus que d’autres régions, et la meilleure démonstration en sont les notes que le magistrat bordelais Michel de Montaigne avait prises lors de son passage dans la région : les Alsaciens passent des heures à table, à boire, manger, et parler.
Cette observation dit tout : pour passer des heures à table, il faut qu’il y ait en abondance, et il faut que ce soit si bon que l’on en parle, sans se lasser. Or l’Alsace a un sol remarquable, déposé par le Rhin : riche, léger, d’où des asperges, des carottes, des salades, des radis, de la rhubarbe… Et les coteaux offrent leurs vignes au soleil, leurs pâturages aux vaches ou aux chèvres, sans compter le gibier qui abonde, tandis que les poissons ou écrevisses habitent les cours de cette eau pure qui descend des sommets. Un climat continental, le froid de l’hiver qui détruit les pestes et confine les habitants, qui peuvent alors se livrer à des travaux artisanaux ; l’été, chaud et sec, pour faire mûrir les fruits que sont framboises, fraises, myrtilles, mirabelles, quetsches…
Mais l’abondance ne fait pas tout, même si elle va dans le sens édicté par Pierre François La Varenne : « La rareté la plus savoureuse ne prend toute son expression que si elle est en quantité exubérante ». Car il faut de l’abondance pour manger longtemps, pour rester longtemps à table, pour avoir le sentiment que l’on s’occupe bien de nous ; à contrario, rien de pire qu’une assiette insuffisamment garnie, étique, avaricieuse.
Des ingrédients limités
Une sélection de produits de qualité
De telles tailles sont-elles irréalisables, en cuisine ? Pas du tout : les machines à jambon perfectionnées font du très fin, transparent comme du papier à cigarette, et des collègues de l’Inrae (l’ancien Inra) de Clermont-Ferrand avaient même inventé la « cerise de boeuf », une sorte de carpaccio reconstitué en steaks, avec beaucoup de goût et une consistance remarquable. Chaque découpe signe son cuisinier, sa cuisinière… sans oublier qu’il est simpliste de vouloir découper très petit, ou au contraire plus gros : pourquoi ne pas faire les deux, et mêler dans la même assiette les ingrédients ainsi découpés ?
Et ainsi de suite jusqu’à la vinaigrette. On se souvient de l’adage : “Il faut quatre personnes pour faire une salade : un prodigue pour l’huile, un avare pour le vinaigre, un sage pour le sel et un fou pour le poivre.” Mon ami Émile Jung, extraordinaire cuisinier, homme merveilleux récemment disparu, disait différemment : « Pour faire bon, il faut une partie de violence, trois parties de force et neuf parties de douceur ». Ici, le poivre ou le vinaigre, au choix, apportent la violence, celui des deux qui ne donne pas la violence conférera la force, et l’huile offrira la douceur. Bien sûr, il ne s’agit que d’un principe général, mais ne correspond-il pas au chant du soliste devant le fond de l’orchestre, au premier plan du tableau devant l’arrière-plan ?
En Alsace, en tout cas, on n’oublie jamais que la cuisine est un art, et que tout compte… jusqu’à mettre la vinaigrette sur les pommes de terre chaudes si on en utilise !
Des ingrédients illimités ?
Pourquoi ne pas agrémenter notre salade vigneronne avec des tas de “béatilles”, de petites bonnes choses. Mais à la condition que leur qualité soit supérieure ! Par exemple, on rejettera absolument, on dénoncera même, les oeufs durs au jaune cerné de vert et à l’odeur soufrée, qui révèle une cuisson excessive, sans soin ; d’autant que le blanc sera alors caoutchouteux, et le jaune sablé à étouffer un chrétien ! Pour les cornichons, les goûter révèle sans faille, également, la maîtrise du cuisinier : on sentira le poivre, la coriandre, la qualité du vinaigre, tandis que l’on appréciera leur couleur bien verte (très difficile à obtenir sans le cuivre d’antan) et, surtout, leur croquant.
Par Hervé This
Chimiste, créateur de la gastronomie moléculaire, de la cuisine moléculaire et de la cuisine note à note Directeur scientifique de la Fondation Science & Culture Alimentaire
Retrouvez sa rubrique sur le site www.nouvellesgastronomiques.com