Franchouillard est un adjectif qui caractérise quelque chose de typiquement français et populaire, pour railler gentiment -pas toujours- nos mœurs et notre culture. Dans les pays anglophones en particulier, le portrait type du Français, a l’aspect d’un bonhomme quelconque, le béret enfoncé sur la tête et une baguette de pain coincée sous un bras !
C’est un fait indéniable que la baguette est un fleuron de l’art de vivre gaulois, il s’en vend tout de même 30 millions chaque matin, dès potron-minet, dans les quelques 28 000 boulangeries artisanales, ayant pignon sur rue dans l’hexagone. Un peu partout dans le monde se sont ouvertes des boulangeries françaises avec des enseignes fleurant bon la boulange, comme «La Fournette» de l’Alsacien Pierre Zimmermann à Chicago. Aux Etats-Unis, l’engouement pour la baguette est tel, que les pains à toasts sont voués aux oubliettes, laissant le champ libre au «french stick», le bâton français, comme l’ont baptisé les enfants de l’Oncle Sam. À la baguette, on ajoute volontiers le terme « tradition », suggérant ainsi que ce pain légendaire serait titulaire d’une longue antériorité, ce qui n’est pas le cas, puisque son apparition est relativement récente et son histoire incertaine de surcroît.
Qui a inventé la baguette ?
Son origine est controversée, différentes versions sont en lice, elles sont plus ou moins vraisemblables. La plus ancienne et aussi la plus pittoresque, indique que sa forme allongée serait redevable à un boulanger de la Grande Armée de Napoléon, afin de permettre aux grognards d’enfouir confortablement leur ration de pain, rond jusqu’alors, dans les basques de leur habit. Une autre supposition, accrédite qu’un certain Auguste Zang, boulanger autrichien, ayant ouvert une boutique à Paris au mitan du 19ème siècle, pour promouvoir le pain viennois de forme allongée, aurait été copié par ses confrères locaux, soucieux de conserver leur clientèle. La troisième hypothèse a trait à la construction du métro parisien dans les premières années du 20ème siècle, à cette époque tout ouvrier avait dans sa poche un couteau qui lui servait notamment à couper dans sa miche de belles tranches de pain. Or, des bagarres incessantes entre les ouvriers auvergnats et bretons à grands coups de surin, ont incité un chef de chantier à commander à son boulanger un pain qu’on pouvait rompre manuellement et prohiber ainsi l’usage de tout objet contondant sur le lieu de travail. Moins anecdotique, mais tellement plus plausible, quant à l’apparition de la baguette, fut la loi de mars 1919, instaurant l’interdiction d’employer des ouvriers boulangers à la fabrication de pain entre 10h du soir et 4 h du matin. Contraints de fabriquer un pain exigeant moins de temps de préparation, les boulangers se mirent à la baguette. On n’est pas plus éclairé sur la provenance du terme baguette, il est employé pour la première fois dans l’édition du Figaro du 4 août 1920. Entre les deux guerres, elle est considérée comme un pain de fantaisie, voire de luxe, surtout appréciée d’une clientèle aisée, loin de sa future aura populaire.
En Alsace, l’apparition de la baguette est encore plus récente ! Dans les années cinquante, le pain quotidien est encore la miche bientôt supplantée (sauf dans les familles nombreuses) par le pain allongé d’un kilo. C’est dans les années soixante, que la baguette alsacienne lavée ou farinée, s’affirme sur les échelles boulangères, supplantant largement toutes les autres offres. La restauration s’en empare aussi et la clientèle allemande, qui franchit à nouveau le Rhin, en fait large provision pour le retour.
Le sursaut de la boulangerie artisanale
Cette période pourtant se révèle relativement sombre pour la boulangerie artisanale en proie à la concurrence des industriels et de la grande distribution, qui mettent à mal l’artisanat à grand renfort de produits nouveaux, de points de vente attrayants et de communication ciblée. Face à ces «néo- boulangers », l’artisan fait pâle figure. Sa boutique n’est pas avenante, ses produits, même de qualité, sont peu valorisés et l’humeur des préposées à la vente est pour le moins inégale. Corollaire, dans la dernière décennie des Trente Glorieuses, de nombreuses boulangeries artisanales mettent la clé sous la porte. En cause : une rentabilité en berne et des repreneurs introuvables. Dans le pétrin au sens figuré, l’artisanat du pain a plié, mais sans rompre pour autant et très vite, a démontré une capacité de réaction et d’adaptation qu’un long immobilisme en amont, ne présageait guère. Sa reconstruction, il l’a entreprise à travers ses organisations professionnelles soudées autour d’un esprit de corps parfaitement identifié et privilégiant l’initiative au lamento. Il s’est revendiqué légitimement de la symbolique du pain, ce « pain de la vie », indissociable de la grande et de la petite histoire nationale.
Parallèlement et en toute logique, l’effort est porté sur une production de qualité dans le respect des règles de fabrications séculaires, se distinguant ainsi d’une concurrence, sacrifiant la tradition à une modernité exacerbée. Engagé sur ces bases solides, le renouveau s’est poursuivi avec la ronde des pains spéciaux, un marqueur d’innovation et de marges améliorées, l’ouverture à la pâtisserie et à la sandwicherie une voie royale pour la baguette. Ces acquis ont été confortés par un lobbying pressant dans le domaine de la règlementation, avec des résultats à la clé ! En 1993 est promulguée la loi « pain de tradition française », sans additifs et fin 1995, le décret Raffarin stipule : « peut seul prétendre à l’appellation et avoir l’enseigne de boulangerie, l’établissement tenu par un professionnel, assurant lui-même à partir de farines choisies, les différentes phases de fabrication des pains : pétrissage, façonnage de la pâte, fermentation et cuisson sur le lieu de vente au consommateur final». Dans le même temps, cerise sur le gâteau, au cours des entretiens de Bichat, le corps médical réhabilite le pain, considéré dorénavant comme un «aliment sain».
La boulangerie artisanale peut s’attribuer le mérite d’avoir, par son engagement et sa persévérance, sauvegardé une exception culturelle française, malmenée par la banalisation du pain. Depuis le début du 21ème siècle, la boulangerie alsacienne est entrée dans une période de prospérité, qu’on peut qualifier d’inédite, avec la création constante de nouvelles entreprises ou d’agrandissements. Une image attrayante, générant des vocations en nombre est l’essor de la sandwicherie, entrevue à Egast avec le trophée « Les Lord’s du sandwich » et le développement galopant du « snacking », un marché largement pris en compte par les artisans boulangers.
EGAST 2022, vitrine de la boulangerie artisanale
La pandémie et ses aléas ont contraint la biennale du salon EGAST, à adopter le calendrier olympique, l’édition 2020 ayant été annulée quelques encablures avant le premier confinement. Dans ces conditions, l’organisation du salon en février-mars 2022, était très attendue et sonnait en quelque sorte, les retrouvailles de toutes les filières professionnelles de l’alimentation. Avec la restauration, la boulangerie-pâtisserie est le secteur le plus représenté dans l’événement, tant au niveau du visitorat que des exposants et de l’animation. Dans ce domaine, Materne Hauck président de la fédération de la boulangerie alsacienne, son collègue José Arroyo, président de la corporation de Strasbourg et leurs équipes, ont organisé pas moins de quatre concours, tous très suivis et disputés autour de quatre thématiques.
Les « Lord’s du sandwich » déjà cités plus haut, le trophée Inter-CFA, réservé aux apprentis, le concours du meilleur croissant au beurre et le plus relevé, celui de la meilleure baguette de tradition française du Grand Est, dont le vainqueur est appelé à participer à la finale nationale à Paris. Toutes ces épreuves ont eu pour cadre le hall 2 du salon, dans un espace dédié, entièrement équipé par les partenaires et sponsors.
Un concours qui met la baguette dans tous ses états.
La participation à la finale régionale est ouverte aux lauréats des éliminatoires départementales des Ardennes, de l’Aube, de la Haute-Marne, de la Marne, de la Meurthe-et-Moselle, de la Meuse, de la Moselle, des Vosges, du Haut-Rhin et du Bas-Rhin. Ils sont chefs d’entreprises, salariés, ou apprentis, âgés de plus de 21 ans. Chaque candidat dispose de six heures pour produire 40 baguettes répondant aux prescriptions du décret du 13 septembre 1993. Chacune doit mesurer 50 centimètres de long, ne pas être farinée, ne comporter aucun additif, notamment l’acide ascorbique réputé « tueur de goût », ne pas excéder 18 grammes de teneur en sel par kilo de farine, et peser 250 grammes après cuisson. Les baguettes sont scarifiées de cinq coups de lame, les grignes dans le jargon professionnel.
Grigner le pain, est un rituel qui exige une grande dextérité. Son utilité est à la fois pratique et esthétique. Ces incursions régulières permettent d’évacuer le gaz carbonique, sans éclater la croûte. Leur alignement, parfaitement linéaire, est en quelque sorte la signature du boulanger. Le jury est composé de six professionnels expérimentés. À Egast, trois d’entre eux, arboraient le col tricolore de Meilleur Ouvrier de France: Stéphane Georgeon, Nicolas Streiff et Jean-Claude Iltis, ce dernier ayant qualité de président de ce bel aréopage. Pour mémoire, Jean- Claude Iltis est aussi le père de Romain Iltis, Meilleur Ouvrier de France Sommellerie et chef sommelier du restaurant étoilé la Villa René Lalique à Wingen sur Moder. La grille de notation retient six critères de qualité à l’appréciation des jurés : l’aspect, la croûte (couleur et croustillant), la mie (couleur et alvéolage), l’arôme, le goût et la mâche.
Comment déguster et apprécier une baguette ?
Écouter les commentaires de Jean-Claude Iltis, c’est emprunter un parcours initiatique à la dégustation d’une baguette d’excellence, telle qu’elle devrait toujours être en sortant du four. L’aspect en soi est déjà source de plaisir, la baguette est bien droite et régulière, on dit qu’elle est bien dressée. La croûte présente une belle teinte jaune dorée, sans aucun défaut apparent, pas de cloques, ni boursouflure. Mince et craquante, elle distille des arômes grillés de caramel et de noisette et sous la pression du doigt, elle sonne comme un tambour. Jean-Claude Iltis indique, qu’en sortant du four, «elle chante», conséquence des craquelures liées au refroidissement. La mie révèle une texture élastique, d’une couleur crème ou nacrée, jamais blanche, car c’est le signe d’une qualité médiocre, et les alvéoles sont de tailles différentes.
Steven Kaplan, le célèbre historien du pain, américain d’origine, mais totalement converti au pain français est l’auteur d’un ouvrage de référence intitulé « Le retour du bon pain ». Il énonce : « comme le vin, le pain a une âme et qu’il faut la chercher dans sa constitution odorante ». Il évoque « des arômes de céréales chaudes, des parfums de moissons, d’épices et de miel ». A la dégustation, la sensation ressentie conjointement par l’odeur et le goût, est appelée flaveur, un terme qui vient de l’anglais flavor, que les boulangers se sont appropriés. Enfin, la mâche doit être agréable et souple en bouche. Elle libère ce fameux croustillant, mais n’offre pas de résistance. Les arômes apparaissent graduellement et la déglutition est facile. Le format de la baguette la prédispose à être rompue. Pourtant, ce geste ancestral d’origine biblique n’est plus guère usité. Lionel Poilâne, qui fut au pain ce que Paul Bocuse fut à la cuisine aimait à dire : « on ne fabrique du bon pain que si l’on aime vraiment le pain ». Une affirmation reprise par les 10 postulants à la victoire de ce concours, qui ont mis autant d’amour que d’ingrédients dans leur production de baguettes.
La baguette à 29 centimes
À l’heure des résultats, Daniel Seyer, président de la confédération de la boulangerie du Grand Est, a fait durer le suspense, avant de déclarer vainqueur le Marnais Patrick Baillet, devançant le Bas-Rhinois, Jérémy Keil et le Vosgien Damien Millet. En marge de ce concours, tout à l’honneur de la baguette, il a aussi été beaucoup question dans les coulisses, et dans quelques interventions publiques, de la baguette à 29 centimes, proposée par le groupe Leclerc. José Arroyo a apporté au débat une contribution éclairante, «la baguette Leclerc de fermentation courte a un indice glycémique de 95%, sachant que celui du sucre brut est de 100%. Pour une baguette de tradition française, la fermentation longue, qui va de 12h à 18h, aboutit à un indice glycémique de 45%». Autrement dit, consommer la baguette de chez Leclerc à 29 centimes, c’est ingurgiter du pur sucre ! Vite retombée cette agitation a fait place à une menace beaucoup plus inquiétante, la pluie de bombes sur le grenier à blé ukrainien qui aura de fortes incidences sur les cours mondiaux. Car, quelle que soit la provenance de la précieuse céréale, dans les fournils on s’inquiète de la répercussion de hausses de prix, qui impacteront le consommateur et donc les ventes. Inséparable de notre quotidien, la baguette est un produit sensible, le pain l’a toujours été, ce n’est pas un hasard, si durant la Révolution de 1789, les Sans-Culottes affublèrent la famille royale des dénominations de « boulanger », pour le Roi, « boulangère » pour la Reine et « petit mitron » pour le Dauphin. On connaît la suite !
Chaque région de France a ses pains, l’Alsace à elle seule, en recense une quinzaine. Mais il en est un, qu’on trouve partout et qui s’impose à tous les autres, c’est la baguette, elle méritait bien un hommage.
Par Maurice Roeckel