Édito de Jean-Louis de Valmigère
Transformer la matière, harmoniser les saveurs, faire vibrer le goût, l’odorat, la vue aussi, être toujours disponible : toutes ces facettes sont celles du métier de restaurateur, qui est à la fois artiste et artisan, chef d’entreprise et… profondément humain.Mais ce n’est pas tout, s’il est banal de dire que le restaurant est un lieu de convivialité, c’est que c’est un lieu de rencontres, de débats, de brassages d’idées, et de discussions, dont jaillissent parfois des décisions.
C’est en ce sens qu’un restaurant devient, aussi, un lieu d’histoire.
Parce qu’on aime s’y retrouver, et qu’on y cherche parfois ses souvenirs, ou ceux de ses parents, le restaurant est un lieu de mémoire vivante, et, au bout d’un certain temps d’histoire…
On lit le passé de la Petite France sur les murs de la Maisons des Tanneurs, on se souvient d’une fête ancienne à la Kammerzell, on se rappelle l’assistance de la Ville de Zurich à l’Ancienne Douane, on découvre le riche passé des corporations au Strissel, on sent l’âme des artistes et des écrivains “Chez Yvonne”, chaque restaurant a une histoire à raconter et à Strasbourg, “les restaurants ont une histoire…”
C’est dans ce sens qu’on peut dire qu’à Strasbourg, les restaurants font partie du patrimoine de la Ville.
C’est ce qu’ont voulu montrer 10 restaurateurs avec le soutien actif et sans faille de la Ville de Strasbourg. ”
Jean Louis de Valmigère
Président de l’Association Festival des Cultures et Saveurs d’Europe
L’ancienne douane
Edifié en 1358 sur l’Ill, à l’emplacement du port fluvial et du marché au sel de la République de Strasbourg, le Kaufhaus – l’appellation “Douane” date du 18e siècle est un dépôt public de marchandises. De 1852 à 1870, l’ancienne douane devient magasin de tabac.
A la Douane, se rattache l’historique des foires (le quartier était jadis le centre du commerce du vin, de la viande et du sel) qui vivifiaient le commerce international quand le pays était infesté de guerres continuelles. Le bâtiment est dévasté par le bombardement américain du 11 août 1944, puis reconstruit en 1962. L’aménagement intérieur prévoit des espaces d’exposition dévolus au musée d’art contemporain et à la Maison d’art alsacienne. Le restaurant géré par la brasserie Kronenbourg est inauguré le 4 avril 1966. Aujourd’hui, le groupe Elior maintient la tradition gourmande du lieu.
Zuem Strissel
Plus ancien restaurant de Strasbourg, on le retrouve, en 1361, dans les archives de la Ville sous le nom ” Zum dem Witterer “, ce qui signifie “Au Bélier ” ; d’où la présence de têtes de béliers sur la façade et sur la colonne d’entrée du bâtiment.
La localisation du Strissel, tout à côté de la Douane, lieu de déchargement de toutes les marchandises arrivant en ville, explique que les marchands en aient fait un lieu de réunion.
Le 14 octobre 1564, un grand incendie détruit le bâtiment, reconstruit immédiatement dans la structure actuelle. En 1633, Jean Kolb fonda la première brasserie qu’il nomma Zum Strauss, première mention de ce nom. Puis à partir de 1652, le lieu s’appela Zum Vogel Strauss, d’où, par le biais de la francisation après 1681, l’appellation A l’Autruche, trouvée pour la première fois en 1732.
Plusieurs propriétaires s’y succèdent dont, en 1904, Emile Orth (dont un descendant tient l’Ecrevisse à Brumath aujourd’hui). Enfin à partir de 1920, Emile Schrodi prend la destinée des lieux en mains ; lui succèderont son fils puis son petit-fils, Gérard Schrodi.
En 2007, la famille de Valmigère prend la suite avec la ferme volonté de ressusciter l’histoire de cette vieille demeure.
Le tire-bouchon
La rue du Maroquin était autrefois une artère importante que les cortèges des visiteurs impériaux traversaient d’ordinaire pour se rendre à la Cathédrale.
C’est ainsi qu’en 1473, Frédéric III, et en 1552 Charles Quint firent leur entrée solennelle par la Kurbengass. Cette rue doit son nom aux cordonniers qui formaient la majeure partie de sa population.
A plusieurs reprises de grands incendies ravagent ce quartier.
A l’angle de la rue du Maroquin et de la rue des Tailleurs de Pierre se trouve aujourd’hui le Tire-Bouchon. Le nom de cette ruelle provient du n°5 de la rue du maroquin, actuel restaurant Au Vieux Strasbourg mais qui au 14e siècle est mentionné sous l’appellation de Zu dem Steinmetzen, siège de la corporation des tailleurs de pierres, qui s’explique par la proximité du chantier de la cathédrale et l’arrivage des pierres par voie navigable à l’ancienne douane tout aussi proche.
En 1587, Jacob Heim, tailleur, habitait là. Cette information nous est donnée par les registres de la ville de Strasbourg. Cette présence est également inscrite dans la pierre puisqu’une paire de ciseaux est sculptée au premier étage de l’immeuble. Sur l’une des fenêtres est inscrite la date de 1605.
En 1965, Gilbert Brandt devient propriétaire et ce jusqu’en 1985 où Roland Dieterlé, par ailleurs propriétaire du Gruber et du Dauphin lui succède. Ce n’est que très récemment que le n°7 et le n° 9 de la rue du Maroquin sont devenus un seul et même restaurant.
C’est enfin aux prémices du 21e siècle l’ère nouvelle inaugurée par le dynamique et créatif Cédric Moulot.
Au Gruber
En 1931, Hans Haug, directeur des musées de la Ville de Strasbourg y crée le musée de l’œuvre Notre-Dame et y conçoit le jardinet gothique.. Il s’élève à l’emplacement d’une ancienne auberge qui au 15e siècle s’appelait Zum alten Pfalz, en référence à l’ancien palais épiscopal.
Au 17e siècle, le lieu s’appelle Zuem Kühlen Brunnen, comme cela est également indiqué sur l’oriel.De 1834 à 1870 se trouve à cet emplacement le Café Sandmann, tenu par les sœurs Sandmann, par ailleurs propriétaires de l’immeuble.
En 1921, Monsieur Auguste Bickiny demande l’autorisation d’exploiter un débit de boissons au rez-de-chaussée de l’édifice, dont les sœurs Sandmann sont toujours propriétaires.
En 1949, Jules Seegmuller exploite la brasserie A la Bonne Auberge. Cette même année, les locaux d’habitation du premier sont transformés pour accueillir une extension de la brasserie.
En 1955 le débitant change : Monsieur Joseph Bauer devient le gérant de ce qui s’appelle toujours “A la Bonne Auberge”. De 1964 à 1975 Madame Georgette Griesemann exploite les lieux, avant Monsieur Roland Dieterlé, auquel Philippe Boehrer et Damien Dellaleau rachètent le restaurant en 2008.
Au Dauphin
En 1641, la foudre tombe sur la flèche de la cathédrale et une pierre de vingt livres s’abat dans la cour.
En 1770, Jean-Georges Muller achète l’immeuble aux héritiers du banquier Frédéric Wolff et y fonde la brasserie “Au Dauphin d’Or “. Il orne son établissement d’une très belle enseigne en fer forgé qui existe toujours dans les collections de la brasserie Kronenbourg. En 1789, Jean-Georges Muller cède son affaire à Jean-Daniel Lauth, un brasseur, qui en ces temps révolutionnaires juge plus prudent de ne pas faire étalage de cet or, même sous forme d’une enseigne. Il se contente donc de nommer son établissement “Au Dauphin”, nom qui lui est resté.Divers récits de voyage font l’éloge de la bière qu’on y buvait en 1840 et des très belles filles chaperonnées par une mère aimable qui faisaient l’ornement du comptoir. Lorsque la famille Laemmermann cesse d’exploiter le lieu, elle le loue à la brasserie Kronenbourg tout en restant propriétaire.
En 1944, l’immeuble est démoli par un bombardement. En 1948 un magasin d’électronique s’installe puis une librairie. Cet établissement a ensuite repris sa fonction de brasserie dans un premier temps sous la houlette de Mr. Strauss, et à l’heure actuelle de celle de M. et Mme Martini.
Aux Armes de Strasbourg
Ces bâtiments prestigieux témoignaient de l’importance de la République de Strasbourg et de son statut unique au sein du Saint-Empire romain germanique, statut qui perdurera jusqu’à la Révolution Française. La place prendra son nom actuel lors des cérémonies d’inauguration de la statue Gutenberg en 1840.L’immeuble date de 1544 et appartenait alors à Caspar Weidner, brasseur. Au 16e siècle, les propriétaires des lieux, y fabriquent de l’hydromel qu’ils vendent sur place.
Reconstruit en 1585, l’immeuble connaît à partir du début du 17e siècle une histoire avec deux versions possibles : il devient soit “la maison des femmes” (maison close), soit un logement pour les sœurs qui allaient prier à la cathédrale, située à quelques pas..
En 1900, l’immeuble n’est pas constitué que de la seule brasserie, mais la façade donnant sur la place Gutenberg correspond à la brasserie qui prend le nom que nous lui connaissons aujourd’hui : ZUEM STADTWAPPE “Aux Armes de Strasbourg”.
En 1920 Charles Wagner, peintre strasbourgeois, réalise les fresques murales.
En 1935 la Brasserie Gruber et Compagnie, dont le siège se trouve route des Romains à Koenigshoffen demande à pouvoir poser une enseigne Au Poêle des Tonneliers ainsi que la pose d’un bras ancien en fer forgé, pour y accrocher un blason en cuivre ouvragé aux armes de la Ville.
En 1912, Justin Vogel achète l’immeuble et en reste propriétaire jusqu’en 1949, la Brasserie Gruber étant quant à elle propriétaire du fond de commerce jusqu’en 1962. (…) Depuis 1992, Jean-Louis et Simone Zwickert ont continué la tradition de brasserie et c’est en 2009 qu’ils passent les armes à Philippe Bohrer et Damien Dellaleau.
La Maison Kammerzell
La maison Kammerzell fut sans doute construite en 1467 (date qui figure sur le linteau de la porte d’entrée). Après avoir été, au début du 16e siècle, la propriété de la famille Staedel, elle est vendue en 1571 à Martin Braun, marchand de fromage. Il semble que son commerce soit prospère, car c’est lui qui fait construire les étages supérieurs et les orne des délicates sculptures que nous admirons encore aujourd’hui ! Chaque étage ressemble à une longue galerie vitrée. Les maisons de la place du Dôme forment, du 13e au 18e siècle, le quartier d’élection des barbiers ; la place elle-même est occupée en partie par un cimetière entouré de murs avec une chapelle dédiée à Saint-Michel, et un ossuaire. En vertu d’un décret de 1529 portant défense d’enterrer les morts dans les églises, et en général dans l’enceinte de la ville, le magistrat fait supprimer ce cimetière, et l’ossuaire disparaît à son tour deux années plus tard.
1806, Philippe-François Kammerzell, épicier de son état, en devient propriétaire. En 1879, les héritiers Kammerzell la cèdent à l’Œuvre-Notre-Dame.]b
Sculptées en bois, les façades de la maison Kammerzell méritent d’être étudiées ; elles représentent toute une encyclopédie et mêlent histoire sacrée avec histoire profane, hagiologie, théologie, musique…. Prenez-vous au jeu, cherchez, parmi ces innombrables personnages représentés, où se cachent les guerriers recouverts entièrement d’une armure du seizième siècle. Retrouvez aussi, parmi les quinze figurines de musiciens, ceux qui sont munis de petites ailes à la manière d’anges chrétiens…
A la rencontre des deux façades, se trouve un poteau sur lequel sont représentées les trois vertus théologales : en haut, la Foi est accompagnée d’un griffon, animal qui réunit en lui la nature divine et la nature humaine. Cette double nature représente, d’après Dante, une figure du Christ. L’Espérance, elle, est représentée avec, à ses pieds, un oiseau (sans doute le phénix, symbole de la résurrection). Quant à la troisième vertu, la Charité, elle porte un enfant sur le bras droit et donne la main à un autre. Elle est caractérisée par un pélican. Sur la façade méridionale, au bas des fenêtres, sont représentés les douze signes du zodiaque,
La fin du vingtième siècle est marquée par la préence de Guy-Pierre Baumann auquel succède en juillet 2009 Jean-Noël Dron.
La Maison des Tanneurs
Autrefois, la Petite-France, quartier très populaire de Strasbourg, regroupait essentiellement la classe ouvrière… Le soir, les hommes se retrouvaient dans l’une des nombreuses brasseries du coin, autour d’un demi ! La bière étant à meilleur prix que le vin ; l’ouvrier qui souhaitait se désaltérer, privilégiait plutôt un demi qu’un verre de vin.
Au n°45 de la rue du Bain-aux-Plantes, se dresse la maison qui est certainement la plus photographiée du quartier. Elle date de 1572 et fut le siège de la corporation des tanneurs.
Monsieur Mühlberger en est le propriétaire entre 1868 et 1893. Entre 1898 et 1911, les frères Dreyfus, vendeurs de médailles et de diplômes avec médailles (Leder Fabrik) s’installent au n°45 rue du Bain-aux- Plantes. La demeure du 42, rue du Bain-aux-Plantes est classée monument historique le 7 mars 1927.
La Maison des Tanneurs ouvre ses portes le 23 juin 1949. Au plaisir du bon accueil qu’elle offre se joindront des distractions et des jeux folkloriques avec le Schnokeloch, la chorale des Meiselocker, les Torinos. Depuis 1956, le restaurant est dirigé par les époux Behe, un couple qui laisse une forte impression sur les anciens du quartier. Leur fille Gabrielle Lenhardt reprend à son tour la direction du restaurant en 1972, aidée par son fils François. Pour elle, la Maison des Tanneurs devait être “une belle maison de tradition strasbourgeoise”, où l’on découvre une cuisine régionale différente, mais qui ne perd en rien sa saveur originelle.
Aujourd’hui, François Lenhardt maintient la tradition d’hospitalité gourmande qui caractérise ce haut-lieu de la gastronomie strasbourgeoise.
Le Crocodile
Le numéro 11 qui renfermait l’Estaminet viennois, appartenait en 1286, à un bourgeois du nom de Jean Hentwing. Au XV e siècle, il passa aux Dominicains qui le revendirent en 1659 à Jean-Georges Haeckeler, architecte de l’œuvre Notre-Dame. Deux ans après, il fut acquis par Jean Jacques Oberhaeuser, professeur de huitième au gymnase. En 1685, c’est un professeur de logique et métaphysique, M. Bartenstein qui l’acquiert. Dans les derniers temps, la maison renfermait les ateliers du peintre sur porcelaine George Weiss.
Une légende affirme que le crocodile qui trône dans le restaurant a été ramené par le capitaine Ackermann, aide de camp du général Kléber, au terme de sa campagne d’Egypte. Il acquiert le corps de ferme originel, qu’il souhaitait transformer en estaminet ; aussitôt appelé Au Crocodile.En décembre 1934, une double-porte Louis XV en chêne avec parties grillagées en ferronnerie provenant de la façade de la maison 10, rue de l’Outre est mise en place. La porte est inscrite au musée des arts déco. Ce n’est qu’en juillet 1979 qu’est posée l’enseigne en laiton et bronze en forme de crocodile. En 1966, et pendant 5 ans, les frères Hollaender se retrouvent à la tête du restaurant, déjà décoré d’une étoile au Guide Michelin.
En août 1971, le couple Monique et Emile Jung s’y installe. Une deuxième étoile, en 1975 puis une troisième, en 1989 consacrent Emile Jung dans la catégorie des génies culinaires.
Aujourd’hui, le Crocodile, est devenu la propriété de Philippe Boehrer et de Damien Dellaleau.
Chez Yvonne
Eugène Jacquemet tient le “S’Burjerstuewel” pendant environ 50 ans.
Comme beaucoup de winstubs des années post 1870, on s’y réunit devant un verre de blanc, évidemment. On y fait de la résistance culturelle et on refuse énergiquement d’y boire de la bière. Mais surtout on y parle français, pour narguer l’ “occupant” allemand.Le 29 mars 1956, Madame Yvonne Haller achète la winstub et la tiendra pendant 45 ans. Son enthousiasme, sa personnalité, sa puissance de travail en font un tel fleuron des winstubs strasbourgeoises que le “S’Burjerstuewel” devient tout naturellement “Chez Yvonne”. Pierre Pfimlin, André Bord, Germain Muller y ont leurs habitudes, puis le jeune Jacques Chirac.
La famille de Valmigère en fait l’acquisition en avril 2001.
La tradition continuera. Le Président Chirac revient en 2004, les hommes politiques continuent à fréquenter la winstub : Michel Rocard et Lionel Jospin, Luc Ferry, Xavier Bertrand, François Bayrou et Bernard Kouchner…Mais aussi des philosophes, des écrivains, des chanteurs, des acteurs…Leurs portraits et leurs dédicaces décorent l’escalier qui mène au premier étage.
L’œuvre d’Eugène Jacquemet et d’Yvonne Haller perdure :” Chez Yvonne ” est un lieu de patrimoine et de culture.