Hervé This

Terminologie : La sauce espagnole ?

” J’ai bien peur que rares soient les cuisiniers qui en ont fait ! Surtout, le nom a été complètement dévoyé, comme je vous invite à le découvrir en plongeant dans l’histoire de la cuisine.
Commençons par Wikipédia, pour mesurer combien il y a de différence entre la sauce actuelle est les sauces du passé : il est dit que « la sauce espagnole est une sauce d’origine française qui sert de base à de nombreuses autres sauces et en particulier après réduction, sous forme de demi-glace.
Elle est élaborée à partir d’une sauce de base composée d’un roux brun et de fond brun, aromatisée avec de la tomate fraîche et des épluchures de champignons ; on y ajoute une mirepoix, ssentiellement à base de carottes, oignons, thym et laurier.”, mentionne Hervé This.

Terminologie : La sauce espagnole ?
Maintenant repartons en arrière, avec la Suite des Dons de Comus, en 1742. Cette fois, la recette de la « Sauce à l’Espagnole » est :
« Faites fuer un morceau de veau & zestes de jambon avec quelques racines. Faites un peu attacher & mouillez avec du jus de veau, deux verres d’essence d’ail, deux ceuillerées à pot de blond de veau, un verre de bonne huile, une pincée de coriandre, deux clous de gérofle, trois ou quatre champignons entiers. Faites mitonner à petit feu &̃ dégraissez l’huile. Quand la viande eft cuite, passez la sauce au tamis. Il faut qu’elle, ait de la consistence & du parfum. Quand elle est paffée, mettez-y quelques tranches de citron. »Ici, on voit plus d’aromatisation que dans la sauce actuelle !
Nous sautons en 1828, avec Le cuisinier parisien : ou l’art de la cuisine française au dix-neuvième siècle, de Marie-Antoine Carême. Et cette fois, on voit combien il y a eu d’évolution :
« Après avoir beurré le fond d’une casserole de quinze à seize pouces de diamètre, vous placez ça et là une livre de noix de jambon maigre émincé, su lequel vous placez une noix de veau, une sous-noix et le quasi d’un fort cuisseau ; ajoutez deux poules et un faisan, ou deux perdrix, ou les râbles de deux lapereaux de garenne ; ensuite vous y versez assez de grand bouillon pour que les poules et les noix de veau se trouvent mouillées à leur surface ; puis vous couvrez la casserole et la placez sur un grand fourneau ardent ; vous avez bien soin d’écumer lorsque l’ébullition a lieu ; ensuite, quand la réduction du mouillement est prête d’arriver à glace, vous devrez couvrir le feu de cendres pour faciliter le suage des viandes, afin d’en obtenir la quintessence, résultat essentiel pour aovir plus de glace et donner plus d’onction à l’espagnole. Sitôt que la glace commence à se colorer légèrement, vous devez, avec la pointe du couteau, piquer l’épaisseur des noix de veau, des poules et du faisan, afin que l’osmazone et la gélatine qu’ils contiennent encore se joignent à la glace. Maintenant il est important de donner les plus grands soins à la glace qui, en se réduisant peu à peu, prend couleur : car, dès qu’elle se trouve pincée par l’action du feu (qui, comme le four, est trompeur et n’attend jamais), elle se calcine, perd ses qualités nutritives, et contracte un goût de brûlé, qui en rend quelquefois l’usage impossible, à moins d’être peu susceptible dans son travail. Plus on approche vers la fin de la réduction, plus la glace se colore, et plus elle réclame de soins ; mais, pour nous rendre cette partie de l’opération plus facile, nous ddevons, avec la pointe du couteau, enlever un peu de glace, la rouler dans les doigts pour en former une petite boule, ce qui s’obtient aisément si la glace est réduite à point, tandis que dans le cas contraire, elle s’attache et colle les doigts. Ce point de l’opération arrivé, vous ôtez la casserole de dessus le feu pour la mettre de côté quinze à vingt minutes, afin d’absorber l’ébullition de la glace, qui ensuite se dissout plus aisément. Maintenant vous essuyez les parois de la casserole avec une serviette mouillée, afin d’ôter une espèce d’écume vaporeuse qui s’y est fixée ; après quoi vous remplissez la casserole de grand bouillon passé à la serviette et bien dégraissé, puis vous le mettez sur l’angle du fourneau afin que l’ébullition ait lieu par gradation : par ce procédé l’espagnole sera plus claire et plus limpide : vous l’écumez, et, lorsque les viandes sont cuites, vous les égouttez, puis vous passez dans une grande casserole le mouillement de la sauce espagnole par une serviette ouvrée. Cette opération faite, vous la replacez aussitôt sur un fourneau ardent pour obtenir l’ébullition : après quoi vous versez quatre grandes cuillerées de mouillement dans un roux blond (trois quarterons de beurre fin remplis de farine) que vous délayez bien parfaitement, afin de lier l’espagnole sans greumelots. Ce mélange étant parfaitement lisse, vous y joignez deux cuillereées de mouilleemnt et le délayer à nouveau ; après cela vous le versez dans la casserole au mouillement, en remuant l’espagnole afin de la lier convenablement. Cette opération doit se faire à plein feu, et, sitôt que l’espagnole entre en ébullition, vous la placez sur l’angle du fourneau, vous ôtez une écume blanche qui se forme à sa surface ; puis vous y mêlez deux maniveaux de champignons émincés, et un bouquet de persil et de ciboule garni d’une demi feuille de laurier, d’un peu de thym et de basilic. Il est bon d’observer que l’espagnole doit se trouver en ce moment légèrement liée, afin qu’elle puisse se dégraisser aisément. Après une heure et demie d’ébullition, vous la dégraissez, puis vous y versez une grande cuillerée de consommé ; et, une heure après, vous la dégraissez de rechef ; ensuite vous y ajoutez de temps en temps un peu de consommé afin de la dégraisser bien parfaitement, ce dont il est facile de s’apercevoir : car aussitôt que la graisse a disparu, une écume blanchâtre se forme à la surface de l’espagnole et en donne une preuve certaine. Le bouquet les champignons doivent avoir disparu avec le dégraissis. Maintenant vous versez la moitié de l’espagnole dans une grande casserole, et deux hommes doivent la réduire de suite à grand feu. Lorsuqe la réduction est presque à point, la cuillère de bois que vous retirez de la sauce doit se trouver masquée d’une glace brillante : l’espagnole doit avoir diminué de moitié à la réduction, et avoir une teinte rougeâtre et un goût savoureux et parfait. Passez-là à l’étamine fine dans une grande terrine ; ensuite vous mettez une cuillère à bec dans la sauce ; vous la remuez et la couvrez d’un couvercle de casserole, et, de quart d’heure en quart d’heure, vous la remuez de nouveau, afin d’éviter qu’il ne se forme des peaux à la surface en refroidissant. »

“Extraordinaire, mais quel cuisinier moderne a déjà fait cela ? “

Jules Gouffé, qui arrive à la génération d’après, simplifie déjà, dans Le livre de cuisine : comprenant la cuisine de ménage et la grande cuisine, publié en 1867 :

« J’indique les quantités pour 4 litres d’Espagnole, ce qui n’a rien assurément de bien considérable eu égard aux opérations de la grande cuisine. On n’oubliera pas, du reste, qu’elle peut se conserver 3 et 4 jours sans se dénaturer. Ainsi, pour l’usage d’une grande maison, on pourra faire le double de la dose que je donne sans aucun inconvénient.
Ayez 3 kilos de rouelle de veau désossé et 1 kilo de tranche de boeuf ;
Beurrez une casserole et mettez dans le fond 3 oignons coupés en lames, puis posez les viandes dessus; Mouillez avec 1 demi-litre de grand bouillon et faites partir à feu vif ; Lorsque le mouillement sera à moitié réduit, couvrez le feu pour qu’il se produise un mijotement continu qui fasse glacer les viandes d’une belle couleur rouge; vous aurez soin de les retourner pour qu’elles prennent couleur sur tous les sens. Cette opération demande à être faite avec une attention particulière ; si la glace était trop brune, la sauce aurait un goût âcre, que, malgré toutes les additions de sucre, on ne parviendrait jamais à corriger.

Lorsque les viandes sont bien tombées sur glace, retirez du feu et laissez la casserole couverte 5 minutes avant de mouiller; en couvrant la casserole, vous donnez à la glace plus de facilité pour se dissoudre. Ajoutez 6 litres de grand bouillon, faites bouillir, écumez, puis mettez : 1 bouquet garni, 2 carottes, 10 grammes de sel, 3 grammes de mignonnette, 5 grammes de sucre. Au premier bouillon, placez sur le coin du fourneau jusqu’à entière cuisson des viandes ; lorsqu’elles sont bien cuites, égouttez-les sur un plat et saupoudrez-les de sel ; Passez la cuisson à la serviette, puis faites un roux avec 4 hectos de beurre clarifié et 4 hectos de farine : lorsque le roux est cuit, mouillez-le avec la sauce ; tournez sur le feu avec la cuiller de bois, et, au premier bouillon, mettez sur le coin du fourneau; Couvrez la casserole aux trois quarts, puis faites mijoter pendant 2 heures ; écumez, dégraissez 2 fois pendant l’opération ;

Au bout des 2 heures, écumez et dégraissez une dernière fois ; Passez à l’étamine, et réservez pour l’emploi.
Observation. — Je ne crois pas devoir indiquer l’addition de poule ni de gibier, comme on l’a fait souvent avant moi. La viande de boucherie doit seule constituer, à mon avis, la base de l’Espagnole. Son objet étant de se combiner avec d’autres essences de viandes, il me semble tout à fait essentiel de l’obtenir dans sa simplicité pure, sans confusion de goût de volaille et de gibier, ce qui ne pourrait qu’altérer son principe, et lui donner un caractère de mélange nuisible dans ses applications. »

 

Terminologie : La sauce espagnole ?
Un an plus tard, Urbain Dubois, qui était élève de Carême publie La cuisine classique, avec une « sauce espagnole » :
« Foncez le fond d’une casserole avec des débris de lard, puis avec des oignons, carottes et céleri émincés; sur ces légumes étalez quelques tranches de jambon cru, quelques bonnes parures de veau, sur ces parures placez les parties inférieures d’un cuissot de veau, telles que quasi, jarret, semelle, sous-noix, ainsi que les os du cuissot; ajoutez quelques poules ou le train de derrière d’une grosse dinde; mouillez ces viandes avec un litre de grand bouillon, faites partir le liquide en ébullition, retirez-le sur feu modéré, afin de le faire tomber tout doucement à glace; piquez les viandes pour provoquer l’écoulement des sucs en leur faisant prendre une belle couleur; mouillez-les alors avec une bouteille de vin blanc, faites également réduire celui-ci à glace; à ce point, mouillez les viandes en plein avec du bouillon, écumez le liquide; au premier bouillon retirez-le sur l’angle du fourneau, ajoutez un bouquet garni, quelques parures de champignons, ainsi que quelques carcasses de volaille cuites, coupées en morceaux. Continuez l’ébullition. Aussitôt que le veau est cuit, passez le fonds à la serviette pour le laisser déposer; dégraissez-le ensuite pour le décanter; il doit se trouver alors, sinon limpide, du moins pur, transparent, de belle couleur; tenez-le au chaud.—Avec 300 gram. de beurre, 400 gram. de bonne farine, préparez un roux brun (n° 219); quand il est à point, délayez-le, peu à peu, avec 5 litres du fonds préparé; tournez la sauce sur feu presque à l’ébullition, retirez-la sur l’angle du fourneau pour la faire dépouiller, tout doucement pendant une heure; dégraissez-la alors, passez-la au tamis dans une terrine vernie pour la faire refroidir en la vannant de temps en temps, afin qu’elle ne fasse pas peau. — Quand on a de grande quantité de sauce, il est prudent de poser la terrine, dans laquelle elle est passée, sur un trépied, de façon que l’air circule au-dessous de la terrine : on prévient ainsi la fermentation des sauces. »Puis arrive le Guide culinaire, d’Auguste Escoffier, Phileas Gilbert et Emile Fetu, en 1803, avec la recette suivante :
« Prop. pour 5 litres : 625 grammes de roux brun, et 8 litres de fonds brun. Procédé : Mettre le fonds en ébullition ; y ajouter le roux ramolli (les roux devant être préparés à l’avance), et mélanger. Y adjoindre la mirepoix et tenir la sauce en ébullition douce et régulière pendant 3 heures. Passer au chinois dans une autre casserole, ajouter encore 2 litres du même fonds ; donner 3 nouvelles heures d’ébullition ; puis passer en terrine et vanner jusqu’à refroidissement. Le lendemain, prendre dans une casserole épaisse 1 litre de purée de tomates, ou l’équivalent en tomates fraîches, et faire sécher celle-ci au four, jusqu’à ce qu’elle soit presque brune. Cette méthode détruit toute acidité et facilite la clarification de la sauce, à laquelle elle communique en outre un ton plus chaud et plus agréable à l’oeil. Ajouter l’espagnole avec nouvelle addition de 2 litres de fonds brun ; faire partir en plein feu en remuant, et la dépouiller encore pendant 1 heure. La passer alors à l’étamine, et vanner jusqu’à complet refroidissement. OBSERVATION. – Il n’y a pas de temps précis à indiquer pour le dépouillement de l’espagnole, ceci dépendant absolument de la qualité des fonds employés. Plus le fonds est riche, plus le dépouillement est rapide et, avec un excellent fonds, il est très possible de mettre une sauce espagnole à point en 6 heures. »

Et aujourd’hui?

J’ai donné plus haut la recette de Wikipedia, et mais je suis également allé sur un site « raisonnable », et voici :

« Laver tous les légumes.Tailler les carottes et les oignons en mirepoix (gros dés). Tailler également le lard en mirepoix. Écraser la gousse d’ail avec la paume de la main. Faire revenir les carottes et les oignons dans une casserole. Ajouter le lard et cuire pendant quelques minutes. Verser ensuite le concentré de tomates et poursuivre la cuisson durant quelques minutes de plus.
Le roux : dans une autre casserole, faire fondre 60 g de beurre et ajouter 80 g de farine. Cuire ensuite jusqu’à obtenir une légère coloration. Verser alors le roux dans l’autre casserole et cuire de nouveau pendant quelques minutes. Ajouter ensuite les tomates fraîches, poursuivre la cuisson et mouiller avec le fond brun. Ajouter l’ail et le bouquet garni, puis laisser cuire pendant 3 h à légers frémissements. Dépouiller ensuite la sauce (cuire doucement et longuement en écumant souvent pour retirer les impuretés qui remontent à la surface d’un liquide), puis la passer au chinois.
Ajouter les 20 g de beurre restant. »

C’est quand même mieux que la recette Wikipédia, qui doit donc être corrigée.

Au fait, pourquoi ce nom d’espagnole ?

Selon Carême, « lorsque Louis XIV donna un dauphin de France pour roi à l’Espagne (ce grand roi lui-même était né d’une archiduchesse d’Autriche, et il épousa une infante d’Espagne), les cuisiniers de cette époque voulant consacrer le souvenir de cette alliance, rapportèrent sans doute en France cette sauce brune que nous appelons, il est vrai, à l’espagnole ; mais nous l’avons depuis tellement perfectionnée, qu’elle ne ressemble plus en rien à ce qu’elle était dans l’origine. ». Gouffé, lui, écrit : « Quelques-unes de ces sauces principales ont reçu, comme beaucoup de détails de la cuisine, des noms assez étranges et dont il est nécessaire d’avoir la clef pour arriver à les comprendre. Ainsi, l’une des plus usitées a été appelée la grande Espagnole, ce qui fait croire à juste titre à beaucoup de personnes qu’elle se fait avec des substances tirées de l’Espagne. Or, rien n’est moins exact; celle sauce, aussi bien que l’Allemande, a pour fond le suc de nos meilleures viandes de boucherie française et des légumes de notre sol. Au lieu de l’appeler la grande Espagnole, il eut donc été plus juste d’appeler cette sauce, dès le principe, la grande Française. Il n’y a pas à vouloir la débaptiser aujourd’hui ; le nom d’Espagnole est adopté trop généralement pour qu’on puisse le remplacer par un autre. Mais il est bon de savoir que si le nom d’Espagnole est étranger, les produits qui la constituent ne le sont nullement, et que sa composition est due aux principes essentiels de nos viandes.”

Par Herve This