Terminologie: Faire Rôtir par “Hervé This”

Il y a des mots qui sont aujourd’hui acceptés dans des… acceptions qu’ils ne méritent pas. Rôtir est un tel mot.
Rôtir ? Cette fois, il n’est pas nécessaire d’aller regarder dans un livre d’étymologie pour comprendre le débat, mais dans des livres de cuisine. Rôtir, c’est faire le travail du rôtisseur, dont le juriste Jean-Anthelme Brillat-Savarin, auteur d’une « gastronomie fantasmée », disait qu’on l’était de naissance, mais qu’on ne pouvait pas le devenir par le travail. Commençons par nous débarrasser ce boulet, pour voir ensuite que, comprenant l’objectif, nous pourrons l’atteindre.

Oui, tout d’abord, Brillat-Savarin n’était pas cuisinier, ni scientifique, mais juriste… Dans son livre La physiologie du goût, il ne parle pas de science… mais raconte des anecdotes en faisant croire à ses lecteurs qu’il est « docteur ». Il est peut-être docteur en droit… mais certainement pas en médecine ni en science. Il parle de tas de notions chimiques qu’il ne connaît pas vraiment, et il invente, il invente, il ne fait qu’inventer ! Par exemple, quand il dit que trois ordres savent manger, à savoir les chevaliers, les financiers et les abbés : je connais des abbés et des financiers qui ne savent pas manger, et je connais des gens qui ne sont ni abbé, ni financier, ni chevalier, mais qui savent parfaitement manger.

Il invente aussi, par exemple, quand il parle d’osmazôme, ce qui avait été découvert par le chimiste Jacques Thenard : ce dernier désignait ainsi la fraction de la viande qui se dissolvait dans l’éthanol, c’est-à-dire l’alcool des vins, liqueurs ou eaux-de-vie. Brillat-Savarin en fait la « partie sapide des viandes » : pure invention !
Bref, Brillat-Savarin inventait, et il inventait si merveilleusement que beaucoup y ont cru ! N’est-ce pas cela, le summum de la littérature ? Et mieux, la « gastronomie littéraire » ? Brillat-Savarin, d’ailleurs, n’est pas l’inventeur du mot « gastronomie », puisque c’est le poête Joseph Berchoux qui introduisit le mot, en 1801.


Reste que Brillat-Savarin a fait beaucoup de mal en écrivant « On devient cuisinier, mais on naît rôtisseur ».
Il y aurait eu des gens qui auraient su rôtir de naissance, et d’autres pas. Je déteste ce genre d’idées qui refusent au travail la possibilité de réussir. Et je déteste ce genre d’idées qui laissent croire à des individus supérieurs, à des « dons du ciel ». Non, si je comprends ce qu’est que rôtir, et si j’y mets assez d’attention, de soin, d’intelligence, alors j’apprendrai à rôtir, et je rôtirai bien.

Mais arrivons à la question : qu’est-ce que rôtir ? Depuis les débuts de l’humanité, quand l’espèce humaine a appris à maîtriser le feu, on a rôti, ce qui signifie que l’on a placé des aliments près du feu, afin de les … cuire. Mais de les cuire d’une façon particulière, qui ne soit pas le bouilli, par exemple. Quand un aliment est près du feu, il reçoit des ondes électromagnétiques particulières qui le chauffent, les rayonnements infrarouges : des cousins de la lumière, mais invisibles à l’oeil, et perceptibles seulement à leur effet chauffant. Et nous savons tous que seul le côté face au feu est chauffé, de sorte qu’il faut tourner les pièces à rôtir pour qu’elles soient cuites sous toutes les faces.
Lors de cette cuisson, les infrarouges chauffent les aliments, et évaporent l’eau de surface, en même temps que la chaleur se propage dans l’intérieur des aliments. Une croûte se forme (de la viande sans eau devient dure : c’est cela la croûte), tandis que l’intérieur coagule. Bien sûr, il y a d’autres effets : les micro-organismes pathogènes qui sont quasi nécessairement sur la surface sont tués, et des réactions chimiques ont lieu, ce qui fait brunir la viande et lui donne du goût.

Voilà pour ce rôtissage que l’on peut apprendre à faire, donc, et qui se fait depuis toujours. Là où les livres de cuisine du passé sont éclairants, c’est que l’on découvre une « guerre » qui eut lieu dans le milieu culinaire il y a environ un siècle, et qui est bien oubliée aujourd’hui. Quand le gaz s’introduisit « à tous les étages » (on trouve encore des plaques qui le signalent sur certains immeubles parisiens), on put raccorder des fourneaux, faire des fourneaux à gaz, et, l’on put cuire dans le four. Certains nommèrent cela « rôtir »… et les gens honnêtes hurlèrent au scandale : ils avaient raison, car cette opération de cuisson au four ne donne absolument pas les mêmes résultats que le rôtissage, sauf peut-être quand on ouvre les ouras, afin d’éliminer la vapeur d’eau qui se forme lors de la combustion du gaz et lors de l’évaporation de l’eau de surface des aliments que l’on cuit. Le croustillant final n’est pas le même, pas plus que le goût, d’ailleurs, car ce ne sont pas les mêmes réactions qui ont lieu en milieu sec et en milieu humide. J’en profite d’ailleurs pour dire que les réactions qui ont lieu ne se limitent pas aux réaction de Maillard ! Ces dernières ne sont que certaines des réactions qui ont lieu lors d’une cuisson, et il est donc faut de dire que les réactions de Maillard sont responsables du brunissement des viandes : elles ne sont responsables que d’une partie du brunissement.

Mais pour en revenir au rôtissage, nous sommes aujourd’hui bien gênés, parce que nous n’avons qu’un seul mot pour désigner le rôtissage, le vrai, celui qui résulte de l’exposition d’une viande à des rayonnements infrarouges, celui que font les rôtisseurs de volaille, qu’ils soient bouchers ou charcutiers, et les diverses cuissons au four, d’autant que les fours modernes ont de nombreuses possibilités : avec convection, sans convection, avec ouras ouverts, ou fermés, avec le grill… D’ailleurs, on parle de griller, au four ou à la salamandre… mais il s’agit plutôt, en réalité, de… rôtir !

Par Hervé This