Sandrine et Julien Binz ©Weiss

Regards croisés sur Julien Binz

Le restaurant s’appelle Julien Binz, du nom du chef, parce que la cuisine prime sur tout. En duo complice avec son épouse Sandrine Kauffer-Binz, gérante-associée et journaliste, la maison évolue, au diapason, fêtant le 16 décembre 2021, ses 6 années d’existence. Récits croisés, où se mêlent trajectoire personnelle et professionnelle.

Par Stéphane Méjanes

En salle, Sandrine dépose délicatement sur la console centrale un nouvel objet chiné au hasard de ses voyages, une lampe, une bougie, un vase, « black & gold » de préférence. En cuisine, Julien lève les filets de truites élevées patiemment par François Guidat, pisciculteur à Orbey, ou prépare, quand la saison est venue, les asperges de la Ferme de Clarisse, à Sigolsheim. Depuis le 16 décembre 2015, le restaurant étoilé Julien Binz vit au rythme tranquille de la coquette cité d’Ammerschwihr, mais surtout au diapason d’un couple et de sa famille élargie, une équipe, des artisans, des vignerons. Cette élégante maison n’a cessé depuis l’ouverture d’être dans le mouvement, chaque euro gagné étant investi dans l’accueil des clients, l’embellissement du restaurant et l’amélioration du confort des employés.

Nouveauté, le Salon Empire ©Weiss

En juin 2021, un salon Empire a été aménagé pour accueillir jusqu’à trois tables en toute intimité, sous le regard d’un miroir encastré dans un meuble noir fabriqué sur mesure par des entreprises alsaciennes, l’ébéniste Lehmann à Goersdorf, et le métallier Linck à Epfig. Au même moment, la cuisine se dotait d’un vrai laboratoire de pâtisserie. « Jusqu’à présent, le pâtissier partageait son plan de travail avec le poste des entrées froides », raconte Julien Binz. « Il fallait faire vite pour dresser l’un de nos desserts signature, composé notamment d’une sphère en chocolat. Si on tardait, ça fondait » ! Depuis la réouverture, le chef pâtissier Takeshi Honda et Carole Knoll disposent d’un labo climatisé. Un nouvel élan à l’instant sucré du repas est impulsé.

Toute l’équipe du restaurant Julien Binz, aux côtés de Guillaume Gomez ©Weiss

Chemins de traverses

Ce métier de restaurateur, chez soi, cette remise en question permanente, dans le souci du détail, du beau et du bon, Sandrine et Julien l’ont appris ensemble. Lorsqu’ils se sont rencontrés, à peine majeurs, elle étudiait l’histoire à Strasbourg et lui était chef de partie au Buerehiesel chez Antoine Westermann. Longtemps, ils se sont croisés, menant des vies parallèles, l’un rentrait à la fin des cours quand l’autre embauchait pour le service du soir. « J’étais dans l’attente, comme tous ceux qui partagent le quotidien des cuisiniers », se souvient Sandrine. Elle découvre qu’un repas dans un grand restaurant étoilé est un beau cadeau que l’on peut s’offrir, que le plaisir de la table est autant lié aux personnes qu’à l’assiette. Aux nourritures terrestres, elle ajoute toujours les nourritures spirituelles.

Sole farcie et viennoise aux agrumes et artichauts et jus à la fève de Tonka ©Weiss

Elle accumule les diplômes, poussée par une inlassable soif d’apprendre. « Je suis toujours en quête de passions, toutes les nouveautés me stimulent, je ne me pose jamais », sourit-elle. Master d’histoire, licence en sciences de l’éducation, master de Sciences Politiques avec une thèse en Sorbonne, BTS en communication des entreprises, son CV impressionne. Au gré des rencontres, notamment avec le journaliste Jean Quatremer à Bruxelles, ou aux côtés de l’eurodéputée Marielle de Sarnez, elle devient consultante en communication politique. Elle en tirera trois livres, l’un avec François Bayrou, à l’époque candidat à l’élection présidentielle de 2007, l’autre avec Sandro Gozi, alors conseiller aux Affaires européennes du Président du Conseil des Ministres italien, Romano Prodi, et un livre entretien avec Daniel Riot, L’Europe, cette Emmerdeuse.

Médaillon de Homard de nos côtes, pickels de betteraves, gel litchi et jus de homard corsé ©Weiss

Pendant ce temps, Julien fourbissait ses couteaux dans de belles brigades. Fils unique d’une maman secrétaire comptable et d’un papa chef d’entreprise, il a reçu en héritage le goût de l’effort et le sens de la rigueur. S’il a rêvé d’une carrière d’ingénieur des eaux et forêts, au contact de la nature, dans laquelle il a grandi, la cuisine s’impose par les brioches d’un grand-père boulanger et les petits plats d’une grand-mère cordon bleu. La confirmation d’une vocation arrive dans les Landes, chez Didier Oudill et Philippe Garret (Pain Adour et Fantaisie, 2 étoiles au Guide Michelin).

Escargots de la vallée en cromesquis ©Weiss

À la dure, mais dans l’énergie des beaux produits. Au point de craquer très vite au retour dans un rythme scolaire, trop léger, qui ne lui convient déjà plus. Direction les Armes de France, une étoile à… Ammerschwihr ! Comme un clin d’oeil d’un destin anticipé. « C’est là que j’ai posé les bases de mon métier », explique-t-il. « J’ai pu trouver ma place, moi qui n’étais pas fils de restaurateur, grâce à la bienveillance de Simone et Philippe Gaertner ». C’est aussi un tremplin vers le Buerehiesel d’Antoine Westermann, à Strasbourg, pour une aventure de quatre ans et la contribution apportée à la troisième étoile ». Le voilà fin prêt pour intégrer la grande maison alsacienne, l’Auberge de l’Ill à Illhaeusern, (alors 3 étoiles Michelin) entrer dans la famille Haeberlin et devenir sous-chef à 25 ans. La suite, c’est un détour par une brasserie de théâtre, à Strasbourg, et un premier poste de chef à l’Auberge d’Artzenheim, qui lui vaut une première distinction, « Jeune Talent » du Gault&Millau. Le guide lui décernera plus tard le Trophée de l’Innovation, celui des Techniques d’Excellence et lui accordera sa Dotation pour ouvrir son restaurant.

Salle Fragonard ©Weiss

La vie à Ammerschwihr

C’est à ce stade du récit que Sandrine et Julien alignent vraiment leurs planètes. Pionnière du digital, elle crée un média à son nom à lui en 2009. « Je traitais des affaires politiques, pourquoi ne pas créer un journal sur les affaires culinaires ? » raconte-t-elle. « Je devins journaliste avec le Journal de Julien Binz, aux débuts de la blogosphère, et ça prend tout de suite ». Il n’y est pas question que de son cher et tendre, ce qui lui vaut en 2014 le prix du Rayonnement de la gastronomie alsacienne à travers le monde, suivi en 2021 par la Médaille de bronze du Tourisme. Avec l’ouverture du restaurant Julien Binz, le journal change de nom et devient « Nouvelles Gastronomiques ». Le média devient national avec une déclinaison papier, que vous tenez entre les mains. Entre temps, Julien a peaufiné son art chez Richard Riehm, au Rendez-vous de Chasse, à Colmar, où il a décroché sa première étoile personnelle. Nous revoilà en 2015, pour le grand saut.

Sandrine jongle entre le restaurant et son média, Julien prend son envol. « Tradition évolutive », c’est ainsi qu’il aime qualifier sa cuisine, étoilée depuis 2017.

Nouveauté, le Salon Empire ©Weiss

Une cuisine de tradition évolutive

S’attabler dans un restaurant, dévorer une assiette des yeux, déguster un plat, c’est toujours un peu entrer dans la tête d’une cuisinière ou d’un cuisinier, découvrir sa personnalité, son humeur, son histoire et ses engagements. Décor élégant, nappes blanches, vaisselle et argenterie choisies, service à juste distance et sommellerie engagée grâce à François Lhermitte, chantre des vins vivants du terroir alsacien.

Finger chocolat ©Weiss

Ce qui frappe d’emblée, c’est l’intitulé des plats, d’une simplicité absolue. Entre les gambas, les langoustines, la truite, les moules de bouchot et le carré d’agneau, le gourmet est intrigué par la marinade citron vert, le condiment mangue-fenouil, le jus émulsionné à la fève de Tonka, le jus de moule au lait de coco et citronnelle, ou le jus raz el hanout et orange. Dans ces tribulations entre l’Amérique, l’Asie et l’Afrique, il n’a, en fait, jamais quitté Ammerschwihr, voyageur immobile d’un périple dans l’univers d’un cuisinier, qui revendique une inspiration sans frontières au service du goût. « Je n’invente rien, je transpose », mentionne le Maître Cuisinier de France. « Tout part du produit. Quand on a un bel agneau « Terroir d’Alsace », on peut penser au couscous ou au tajine, le raz el hanout vient naturellement. Quand une province japonaise me fait découvrir son wagyu (boeuf japonais au gras intense), je pense au raifort, qui pousse près de chez nous et ressemble au wasabi ».

Framboise et meringue ©Weiss

Dans ses compositions, Julien Binz convoque aussi l’essence même des produits. En 2018, il a créé le premier repas 100 % note à note en France avec le physico-chimiste Hervé This. Cuisiner en utilisant des composés purs, extraits des aliments ou synthétisés, a ouvert les portes de sa perception. « Je travaille sur la concordance de molécules aromatiques de produits à priori sans rapport entre eux »,  précise Julien Binz. « L’agneau et la betterave, le curry et la sauge, la sarriette pour remplacer le thym avec lequel elle partage 4 molécules sur 5 ». Derrière ce bouillonnement permanent, cet équilibre subtil mais jamais instable, percutant mais pas déstabilisant, il y a aussi un engagement pour une cuisine durable. « Je ne supporte pas la perte, on utilise tout », précise-t-il. Y compris les « culs d’oignons » avec lesquels il réalise des fonds merveilleux. Des fonds de veau notamment, arme fatale de Julien Binz pour toutes ses liaisons heureuses. Car la « tradition évolutive », assumée par le chef, passe avant tout par des jus et des sauces. Voilà ce qui fait la grandeur de la cuisine française en général, et celle de Julien Binz en particulier.

Stéphane Méjanès

©Weiss photographie

julienbinz.com

Julien Binz ©Weiss