Hervé This ©Courtesy of NYT/Francois Coquerel

“N’ayons quand même pas peur de manger” Hervé This

Alors que les magazines hebdomadaires publient de volumineux dossiers à propos de poisons qui seraient présents dans l’alimentation (résidus de pesticides, aspartame, etc.) , il n’est pas inutile de signaler qu’une connaissance -même élémentaire- de la chimie et de la toxicologie s’impose afin de mieux apprécier les risques que nous encourons, ou que nous n’encourons pas, quand nous mangeons.
J’aimerais pouvoir commencer par rappeler que l’espérance de vie, dans notre pays, augmente chaque année, par dire que nous nous empoisonnons peut-être, mais de plus en plus lentement, mais un tel rappel risque de ne convaincre que ceux qui sont déjà convaincus. Les autres trouveront mille raisons pour refuser cette donnée : l’augmentation de l’espérance de vie se réduirait progressivement, elle ne concernerait que ceux qui ont commencé à vivre il y a plusieurs décennies, etc. Quand il y a peur, il y a hélas trop d’irrationalité, et la raison se heurte à l’immense capacité de mauvaise foi qui équipe l’être humain (capacité sans doute utile du point de vue de l’évolution de l’espèce)

Toutefois l’avènement de l’Année internationale de la chimie doit pousser tous les chimistes à militer vigoureusement -et intelligemment- dans tous les débats publics, et, notamment, à propos de l’ « aliment ».

Il faudra sans doute commencer par signaler qu’il n’y aura jamais de chimie en cuisine. J’ai fait moi-même la faute de le croire, et d’aller jusqu’à l’écrire, ce qui explique que je sois maintenant actif à combattre l’idée que j’ai hélas encouragée naguère. En effet, la cuisine, c’est la production de mets, tandis que la science est la recherche des mécanismes de phénomènes. La chimie étant une science,elle ne se confond pas avec ses applications ; elle n’est pas une production de mets, de sorte qu’il n’y aura jamais de cuisine chimique, ni de chimie culinaire.

Je ne crois pas inutile de rappeler combien les grammairiens nous mettent en garde contre la « faute du partitif » [3], souvent discutée à partir de l’expression « cortège présidentiel ». Une telle expression est fautive, car le cortège du président n’est pas un président ; autrement dit, le cortège n’est pas présidentiel. C’est la reconnaissance de cette faute de grammaire classique qui fit conclure très justement à Louis Pasteur qu’il n’existe pas de sciences appliquées, mais seulement des applications de la science, et je crois très dommageable de ne pas combattre un nom tel que celui des INSA, qui est un affront à Pasteur et à la langue française. C’est la reconnaissance de cette faute du partitif qui me fait dire que notre société savante ne doit pas être nommée « Société chimique de France », mais bien « Société française de chimie ». Et c’est toujours la reconnaissance de cette même faute qui permet de comprendre que la chimie n’est pas culinaire, ni la cuisine chimique. Arriverons-nous à expliquer cela au public ?


La question de la toxicité des aliments

Le débat actuel, à propos d’une éventuelle contamination des aliments, met, une fois de plus, la chimie en accusation, et très injustement, souvent parce que l’on admet une expression telle que « composé chimique ». On ne dira jamais qu’un composé est un composé, et qu’il n’est certainement pas chimique. Il peut être d’origine naturelle, ou de synthèse, mais pas chimique [4]. Et la toxicité des composés, extraits ou de synthèse, ne dépend pas de l’origine de ces composés, mais de l’organisation moléculaire. C’est là l’affaire de cette science remarquable qu’est la toxicologie, laquelle a des rapports avec… la médecine ? la nutrition ?

Relisons Claude Bernard [5] : c’est lui, et non pas moi, qui dit que la médecine est une technique, que la recherche clinique est une activité technologique (puisqu’elle étudie la médecine, cherche à améliorer la technique médicale), et que la science correspondant à la médecine a pour nom « physiologie ». Parfois notre révérence envers les médecins nous fait accepter l’idée fausse que la médecine serait un art, mais c’est là une acception du mot « art » qui entretient la confusion avec les beaux-arts. Oui, on connaît les arts chimiques : la confection des bougies, la métallurgie, la fabrication des médicaments, la cuisine… Toutefois, l’acception du mot « art », dans ces cas, est, d’une part, désuète, et, d’autre part, loin du sens le plus commun, qui est celui de l’activité qui produit de l’émotion, les beaux-arts que sont la peinture, la sculpture, la musique, la littérature… la cuisine !

 

"N'ayons quand même pas peur de manger"  Hervé This
Et la toxicologie ? Une branche de cette science s’intéresse aux aliments. À ce propos, on devra rappeler avec force que la détermination de composés toxiques dans les viandes en sortie d’abattoir, ou dans les œufs en sortie de batterie, dans le lait, etc. n’a qu’un intérêt très limité, puisque le lait, la viande, les œufs, etc. ne sont pas des aliments, mais seulement des ingrédients, que le cuisinier transforme pour produire des aliments.

Seuls importent les composés qui sont présents dans les aliments, dans les mets donc, et leur possible libération, car on répétera jamais assez qu’un composé très toxique qui ne serait pas libéré de la « matrice alimentaire » et qui serait rejeté dans les toilettes à l’issue de digestion ne serait pas un poison. En matière alimentaire, la toxicologie a donc la difficile tâche d’identifier les composés toxiques, et, aussi, d’examiner comment ces composés sont libérés au cours de leur consommation, de la dégustation à la digestion.
Ce champ scientifique est passionnant, parce qu’il est plein de questions, c’est-à-dire de merveilleuses promesses de réponse pour qu’il se retroussera les manches et les étudiera.


Deux séances publiques

b[Au cours de deux séances publiques de l’Académie d’agriculture de France, nous avons successivement considéré la question de la toxicité des plantes [6], puis celle des composés toxiques des végétaux dits comestibles [7].]b

Tout d’abord, avec François Tillequin, professeur à la Faculté de pharmacie de l’Université Paris V, Robert Anton, de l’Université Louis Pasteur de Strasbourg, Françoise Flesch du Centre antipoison de Strasbourg, ont été considérés ces substances chimiquement définies qui, par centaines, sont aujourd’hui employées par l’industrie alimentaire et font l’objet d’évaluations toxicologiques (notamment compléments alimentaires, additifs, etc.). Certaines de ces substances sont naturellement présentes dans les plantes, mais ne sont pas dépourvues de toxicité, et il convient donc de limiter l’exposition des citoyens à ces composé.

Les espèces botaniques et les préparations dérivées obtenues à partir de plantes, d’algues, de champignons ou de lichens sont à présent largement commercialisées sur le marché européen sous diverses formes comme des compléments alimentaires. On peut citer en exemple le ginkgo, l’ail, le millepertuis, le ginseng… L’étiquetage de ces produits les présente habituellement comme des « aliments naturels », ils font l’objet de nombreuses allégations en termes de bénéfices potentiels pour la santé… mais a-t-on bien pensé qu’un aliment ne peut en aucun cas être naturel ? Le naturel est ce qui n’est pas transformé par l’être humain, et l’artificiel est ce qui est transformé. Autrement dit, puisque nous ne mangeons pas des ingrédients alimentaires, mais des aliments, des mets, il n’existe pas, et il n’existera jamais d’aliment naturel ! Qui a jamais vu des frites ou du cassoulet dans la forêt vierge ? Je crois que nous devons lutter de toutes nos forces contre des tentatives réglementaires qui, par démagogie, accepteraient de donner la qualification de « naturel » à des aliments !

Les compléments alimentaires précédemment évoqués posent des problèmes terribles, car ils peuvent être achetés sans ordonnance dans les pharmacies, les supermarchés, les magasins spécialisés et sur Internet. Cependant il y a lieu de se préoccuper de leur sécurité et de leur qualité. Soit ces produits sont actifs, et ils doivent relever d’une réglementation très stricte, soit ils ne le sont pas et ils ne peuvent faire l’objet de revendications d’activité ! L’Autorité européenne de sécurité des aliments a entrepris plusieurs actions pour s’assurer de la sécurité sanitaire de ces produits, notamment en se fondant sur les enregistrements d’accidents dus à la consommation de plantes ou de fragments de plantes, de produits divers librement accessibles. Souvent ces accidents résultent d’une mauvaise identification des plantes, de leur adultération… mais ils sont graves : toxicités hépatiques, expositions à des composés mutagènes ou cancérogènes.

 

"N'ayons quand même pas peur de manger"  Hervé This
La seconde séance que nous avons organisée avec Gérard Pascal (ancien directeur scientifique à l’INRA) a concerné les composés toxiques des végétaux comestibles et des champignons. Elle a réuni Marie-Claude Dauchel, de l’Université Paris Est-Créteil, Sylvie Rabot, de l’INRA (Jouy en Josas) et Sylvie Rapior, de l’Université de Montpellier.

Les toxines végétales sont issues en grande partie du métabolisme secondaire des végétaux. Peu étudiés par rapport aux autres toxines, ces substances jouent dans les plantes un rôle antibactérien et antifongique naturel, servant aussi de répulsifs contre les rongeurs, les insectes et les prédateurs. Qu’en est-il de leur impact en nutrition humaine et animale ? Les glycoalcaloïdes, les glucosinolates, les glycosides cyanogènes et les toxines du favisme sont des hétérosides issus de la condensation d’un ose avec un composé non glucidique appelé fraction aglycone et stocké dans les vacuoles. Les acides aminés non protéiques, comme les toxines de lathyrisme, sont des composés azotés d’une deuxième catégorie. Ces composés ne sont pas toxiques, mais sont activés par des enzymes cytoplasmiques au cours de la lyse cellulaire, lors de la digestion, et leur forme toxique est ainsi libérée.

On trouve, tout d’abord, des glycoalcaloïdes dans les légumes (pommes de terre, tomates, poivrons…) et dans certains fourrages. Thermostables (285 °C), ils sont peu modifiés par les opérations culinaires habituelles. Leur surconsommation provoque des troubles neurologiques.
Les glycosides cyanogènes, d’autre part, sont présents dans les noyaux des fruits et dans les amandes amères ; ils sont dangereux parce qu’ils libèrent des dérivés cyanhydriques et provoquent des troubles respiratoires dus au cyanure. Solubles dans l’eau, ils sont inactivés par chauffage (100°, 2 heures). En outre, le carbamate d’éthyle, composé cancérigène issus de ces glycosides, se retrouve dans certaines boissons alcoolisées à base de fruits.

 

Troisièmement les toxines du favisme, la vicine et la convicine, se trouvent dans les fèves et les féveroles. Elles entraînent des troubles hémolytiques chez les personnes qui ne possèdent pas de glucose-6- phosphate déshydrogénase (120 000 personnes en France). Les toxines des pois chiche entraînent le lathyrisme, maladie provoquant des troubles nerveux et des atteintes du squelette. Elles sont thermostables (100°), hydrosolubles.

Enfin les glucosinolates font partie des micro-constituants bioactifs des végétaux. Ils sont issus du métabolisme secondaire des plantes de l’ordre des Brassicales, auquel appartiennent les familles d’intérêt alimentaire majeur, telles que les Brassicaceae (colza, chaud, cresson, radis, moutarde…), les Capparaceae (câpres) et les Caricaceae (papayes). Les glucosinolates ont une structure très homogène comprenant trois parties : une unité β-D-glucopyranosyle, une fonction thiohydroximate-O-sulfatée, et une partie aglycone, seule variable parmi la centaine de glucosinolates actuellement identifiés. La diversité de cette partie aglycone est liée à celle des acides aminés précurseurs de ces composés. Les glucosinolates sont stockées dans la plante séparément de l’enzyme spécifique capable de les dégrader, la myrosinase. La mise en contact des substrats et de l’enzyme se produit lors de lésions des tissus végétaux, tels qu’une agression par des prédateurs, les processus de préparation culinaire mastication. Il se déclenche alors une réaction d’hydrolyse qui libère divers métabolites, majoritairement des isothiocyanates, des oxazolidine-2-thiones et des nitriles. La cuisson des glucosinolates inactives la myrosinase. Du fait de leur caractère hydrosoluble, les glucosinolates transitent alors jusqu’au colon ou ils sont hydrolysés par le microbiote intestinal. Alors que les glucosinolates sont biologiquement inertes, leurs métabolites ont une diversité d’action biologique remarquable. Les oxazolidine-2-thiones perturbent la synthèse des hormones thyroïdiennes. Les nitriles ont des propriétés neuro-, hépato, et néphrotoxique. Les isothiocyanates modifient l’expression d’enzymes hépatiques impliquées dans le métabolisme des xénobiotiques, dont les cancérogènes chimiques, inhibent la prolifération et favorisent l’apoptose des cellules intestinales cancéreuses ; cette dernière propriété est observée in vitro, dans des lignées cellulaires cancéreuses, et in vivo, dans des modèles animaux chez lesquels des lésions précancéreuses ont été induites chimiquement. Récemment quelques travaux ont montré que les isothiocyanates ont également des propriétés antibactériennes, notamment à l’égard d’agents pathogènes tels que Staphylococcus aureus et Helicobacter pylori.

 

Les champignons, autrefois rangés parmi les végétaux, sont aujourd’hui érigés en règne autonome. On connaît évidemment des espèces toxiques, mais qu’en est-il des champignons dits comestibles ? Qui sait que le cèpe de Bordeaux, le lactaire délicieux et la girolle peuvent déterminer un syndrome gastro-intestinal ? Qui soupçonne que l’oreille de Juda et certaines morilles peuvent être respectivement responsables d’un purpura et d’un syndrome neurologique ? Que penser des champignons contaminés lors de l’accident de la centrale nucléaire de Tchernobyl en 1986 ? Que penser du tricolore équestre, champignon comestible faisant partie des mélanges forestiers, devenu mortel en 2001, car responsable d’une rhabdomyolyse ? Nous devons savoir ce dont nous sommes sûrs, et être sûr de ce que nous ne connaissons pas, a rappelé Sylvie Rapior, lors de cette belle séance.

Communiquer l’information ?

"N'ayons quand même pas peur de manger"  Hervé This
Les grands discours, composé de mots de plus que trois syllabes, sont hélas bien inefficaces : « rhabdomyolyse », « glucosinolates », « xénobiotiques »… Je suis quasiment certain que le paragraphe précédent ne contribuera en rien au débat public. Pis encore, je crains qu’il ne creuse le fossé entre le monde scientifique et le public… auquel nous appartenons [8].

Que faire alors ? Le biologiste américain Stephen Jay Gould préférait très intelligemment discuter la petite question du bec inversé du flamant rose plutôt que du Sens de la Vie [9]. De même, je crois que c’est en cuisine quotidienne que nous trouverons de quoi contribuer efficacement à l’éducation alimentaire.
Puisque les beaux jours arrivent, commençons par évoquer le barbecue.

Nous allons tous en faire, et, tous, nous utiliserons un réceptacle de fonte où nous nous poserons du papier, puis du charbon de bois ; nous mettrons le feu au papier, lequel fera brûler le charbon de bois. Initialement la combustion sera accompagnée de flammes, mais, bientôt, ces dernières disparaîtront pour ne laisser que des braises. Alors, nous surmonterons ces dernières par une grille, sur laquelle nous poserons de la viande, des saucisses… Immanquablement, la graisse présente dans la viande fondra, tombera sur les braises et engendrera des flammes qui viendront lécher la viande. Une fumée épaisse entourera les chairs sur lesquels se déposeront des flammèches noires. Non seulement l’aspect sera désagréable, mais, ce qui est bien pire, des benzopyrènes ne viendront contaminer les viandes. Ce qu’il faut répéter, c’est que la concentration en benzopyrènes dans les viandes ainsi cuites est environ 2000 fois supérieure à celle qui est admise dans les produits fumés commercialisés (je préfère ne pas doser les benzopyrènes des produits fumés artisanalement!) [10]. Or on sait parfaitement que les benzopyrène ne sont des composés cancérogènes : les études épidémiologiques montrent à l’envi que les populations du nord de l’Europe, qui mangent plus de produits fumés que nous, souffrent davantage de cancer du tractus intestinal [11].

Quoi, on fait des révolutions pour des résidus de pesticides, alors qu’on ingurgite des composés cancérogènes à la pelle ? C’est politiquement très inconséquent ! De surcroît, techniquement, la pratique fautive, et elle sent son citadin qui s’amuse avec le feu. Nos aïeux, qui n’avait pas la chance d’utiliser du gaz ou de l’électricité, et qu’il était obligé d’utiliser du feu de boire ou de charbon pour cuire, avaient bien compris qu’il fallait mettre la viande devant le feu, et non dessus. De la sorte, on évite que les graisses ne viennent un ré-enflammer les braises… Et l’on évite également les benzopyrènes [12].

La question des glycoalcaloïdes des pommes de terre, envisagée précédemment, relève de la même catégorie : c’est par ignorance que la pratique devient fautive, et la connaissance permet d’agir pour éliminer les risques. Puisque l’Ecole forme les citoyens, peut-elle décemment omettre d’indiquer aux enfants que les pommes de terre doivent être pelés ? À l’heure où de nombreux cuisiniers professionnels ignorent les dangers des composés toxiques présents dans les aliments et font leurs frites sans peler les pommes de terre (ca peut contribuer au goût, par le contraste entre les faces sans peau et la face avec peau ; ça fait surtout gagner du temps !), l’Ecole ne doit-elle pas expliquer que les glycoalcaloïdes des pommes de terre sont toxiques, mais principalement présents dans les trois premiers de millimètres externes, et que ces composés ne sont pas détruits par la cuisson [13] ? Ne faut-il pas enseigner que les pommes de terre doivent être pelées ? D’ailleurs, ne faut-il pas enseigner aussi que les pommes de terre doivent être stockées à l’abri de la lumière, afin de ne pas verdir ni germer, sous peine de se charger de ces glycoalcaloïdes toxiques ? À noter que les sélectionneurs ont des capacités d’intervention considérable, même avec les techniques classiques, sur la composition des végétaux : le danger des peaux pommes de terre n’est peut-être pas une fatalité [14].

On ne saurait considérer ainsi les exemples des pommes de terre et des barbecue sans évoquer les épices et aromates, également chargés de composés toxiques. Le plus « démonstratif » est sans doute la noix muscade, qui contient de la myristicine en abondance. L’écrivain américain Burroughs, dans les années 1950, signale en fin de son best-seller que ses amis qui consommaient de muscade comme hallucinogène ne faisait pas de vieux os. La toxicologie a confirmé que la noix muscade doit être consommée avec parcimonie… comme de nombreux aromates [15].

Car ces derniers, comme les épices, sont des sources mal « dosées » de composés parfois très bioactifs. Par exemple, l’estragon et le basilic doivent une partie notable de leur goût à un composé l’estragole, ou p-allyl anisole. Le composé n’est pas toxique en lui-même, mais par son dérivé hydroxylé, l’hydroxyestragole, produit par le cytochrome P 450. Plusieurs publications décrivent des études de la cancérogénicité de ce composé, de sorte que, en 2000, le comité d’experts européens a recommandé de réduire autant que possible les quantités d’estragole utilisées dans l’alimentation. Peut-on alors manger de l’estragon et du basilic ? Il serait simpliste de s’abstenir de ces aromates sur la base des données précédentes : notamment, les études études épidémiologiques n’ont pas montré de surmortalité dans les populations qui consomment le basilic en abondance. En revanche, à titre personnel, j’éviterais très certainement l’emploi d’huiles essentielles d’estragon ou de basilic, ainsi que des eaux-de-vie où ces aromates auraient macérés… car l’estragole est bien soluble dans l’éthanol.

La question de l’acrylamide que les appareils d’analyse modernes permettent de doser dans le pain et ses nombreux cousins, telles les pizzas, me semble relever d’un cas bien différent. Les faits d’abord : l’acrylamide est cancérigène et reprotoxique chez l’animal, et l’Organisation mondiale de la santé considère que le composé, qui se forme lors de la cuisson (friture, rôtissage, etc.) d’aliments riches en glucides et en protéines, présente un risque pour la santé humaine[16] [17]. Fort bien, mais cesserons-nous de manger du pain et des pizzas ? C’est bien peu probable ! Ici, la connaissance ne sert pour l’instant à rien, et la question me semble relever d’une catégorie bien différente. Notamment, si l’on suivait le raisonnement selon lequel le pain, chargé d’acrylamide quoi qu’il arrive, doit être évité, on éviterait aussi les viandes sautées, rôties, grillées… et l’essentiel de ce qui est «bon » dans notre alimentation. Rappelons, à ce sujet, que d’autres primates que nous préfèrent les aliments cuits aux aliments crus [18]… sans compter que la cuisson tue les micro-organismes pathogènes qui contaminent les ingrédients alimentaires.


Que manger, alors ?

Il semble raisonnable de vouloir éviter le plus dangereux et de manier le moins dangereux avec circonspection : par exemple en variant les sources de ce que nos hebdomadaires catastrophistes qualifieraient de « poisons ». De tout, mais sans « jouer avec le feu » ! Par exemple, la cuisine niçoise traditionnelle [19] mêlait du cinabre (sulfure de mercure) au sel, pour préparer le pissala, ou pâte d’anchois : je crois que nous y gagnerions à éliminer ce composé !

Quant à ajouter des composés pour être en bonne santé, il faut également réfléchir un peu. Examinons, par exemple, le cas des aliments qui contiennent des « polyphénols », un mot bien galvaudé par les temps qui courent, tout comme le mot « tanin ». Le chimiste sait qu’il existe des composés phénoliques qui sont des composés phénoliques sans être des polyphénols, d’une part, et il sait aussi qu’il existe des composés phénoliques qui sont des tanins, et d’autres qui n’en sont pas. Autrement dit, il est de notre devoir de rectifier le sommelier qui parle des tanins des vins, pour désigner des composés phénoliques, dont il ne sait pas la constitution, puisqu’elle n’a généralement pas été analysée.
Tanins ou pas, la mode veut que les polyphénols soient bons pour la santé puisque antioxydants. Le chimiste est nécessairement heurté par une telle déclaration, car il sait qu’il y a polyphénol et polyphénol ! Nombres de pigments végétaux sont des polyphénols, mais la classe des polyphénols comprend tout aussi bien le diphénol que les flavonoïdes des fruits, il n’y a aucune raison pour que tous ces composés soient également bons pour la santé. C’est d’ailleurs ce que vient de bien montrer, une nouvelle fois, une étude du végétal Cryptocarya chinensis, qui renferme un polyphénol antioxydant extrêmement cytotoxique [20].


Concluons :

La chimie, la connaissance du monde moléculaire que nous cotoyons quotidiennement, semble indispensable au citoyen qui cuisine, au citoyen qui mange, au citoyen qui contribue aux législations. En aucun cas, il ne doit oublier que ce qu’il juge bon, c’est ce qu’il a appris à manger quand il était enfant (néophobie alimentaire)… même quand ces aliments d’enfance sont dangereux. En aucun cas, il ne doit oublier que l’espère humaine est pleine de mauvaise foi : terminons notre liste d’exemples avec le chocolat, que l’on pare de toutes les vertus diététiques, en y voyant notamment de du magnésium. Certes, le chocolat contient des magnésium, mais seulement quelques milligrammes par kilo ! Il contient surtout de la graisse du sucre. À cette graisse, on ne demande bizarrement pas qu’elles contiennent des acides gras insaturés particuliers. Quant au sucre, on se contente de l’aimer en oubliant qu’il puisse provoquer des caries dentaires. Mais que le chocolat est « bon » !

Par Hervé This