La découpe des volailles par Hervé This

Ce n’est pas un livre professionnel, mais il mériterait de l’être : La Bonne Cuisine de Madame Saint Ange a été publié en 1925, et il est bien mieux, bien plus précis que bien des livres de cuisine, à commencer par le Guide culinaire… que je n’aime pas pour de nombreuses raisons, mais notamment parce que ce livre confond émulsions et mousses, et aussi parce qu’il propose l’utilisation de moutarde dans les mayonnaises, ce qui en fait des rémoulades. Dans bien des cas, le Guide culinaire est à l’origine d’une perte de savoir technique, et je crois que cela est grave. Enfin, seul le nom d’Escoffier demeure sur les éditions ultérieures du livre, alors qu’il fut écrit par Emile Fetu et Philéas Gilbert, Auguste Escoffier ne signant qu’en troisième. Bref, je préfère le livre sans prétention de Madame Saint Ange, qui sépare bien les gestes. Je crois qu’il ferait un merveilleux manuel.


La découpe des volailles par Hervé This
A propos de salmis, Madame Saint Ange écrit (p. 618 de l’édition de 1984) : « L’oiseau ne doit plus être que tiède au moment d’être découpé : s’il est découpé au sortir du rôtissage, tout son jus s’échappera des chairs ». Est-ce vrai ? Pourquoi ?

La température idéale

Avant de théoriser, rien ne vaut l’expérience ! Et c’est la raison pour laquelle nous avons décidé de faire un test lors de notre séminaire de décembre 2015. Nous avons utilisé des pigeons, et nous ne nous sommes pas limités à observer si du jus sortait des chairs, mais nous avons pesé les morceaux (filets) avant de les découper, et après. Une perte de jus supérieure devait conduire à une différence de masse.

Bien sûr, de tels tests doivent être très prudents, car les chasseurs savent – dit-on- reconnaître la cuisse sur laquelle le faison se repose. Nous aurions pu avoir des différences dues seulement à la différence de filet des pigeons. Pour pallier cette difficulté, nous avons cuit ensemble trois faisans, en levant, dès le sortir du four, le filet gauche du premier pigeon, le filet droit du deuxième pigeon, et le filet gauche du troisième pigeon.

Pour chaque filet, nous coupions soit en petits dés, soit en lamelles, afin de voir un effet éventuel de la découpe.


photo non contractuelle -DR

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Evidemment, pour une telle expérience, il est important d’avoir une balance précise ! La nôtre était précise à 0,1 gramme près, ce qui est suffisant, car les assiettes sur lesquelles on pose les morceaux prennent environ 0,4 grammes de liquide, qui demeure adhérent.

Les trois pigeons étaient cuits ensemble, dans le même four (professionnel), à la température de 175 °C, choisie par les cuisiniers professionnels présents, pendant un temps également choisi par les professionnel, de 25 minutes.

Pour chaque pigeon, nous retirions un filet dès la sortie du four, et nous le découpions, tandis que l’autre filet restait sur la carcasse. Et c’est seulement quand le pigeon avait refroidi que nous retirions le second filet, et que nous le découpions comme nous avions découpé le premier.

Observons que les pigeons avaient été vidés et habillés. Pour avoir un ordre de grandeur qui fixent les idées, un pigeon non vidé pèse environ 450 grammes, et il perd environ 100 grammes quand on le vide, ce qui le ramène à 350 grammes, carcasse comprise.


Pour les filets coupés, on voit que les pertes de jus à la découpe sont environ de 3 grammes, alors que les filets qui sont restés adhérents ne perdent que moins de 1 gramme ! Il semble donc bien que la précision culinaire testée soit juste.

Cette différence est-elle gustativement perceptible ?

Comme souvent, nous avons organisé un test triangulaire, où nous demandions aux dégustateurs volontaires de reconnaître -sans les voir ni savoir ce qu’ils goûtaient – des morceaux des filets découpés à chaud ou à froid. Ces tests semblent montrer que le filet qui a reposé avant découpe est plus moelleux, mais cela est à confirmer avec un nombre supérieur d’essais et de dégustateurs.

Au total, à la fois les mesures de masse et les test sensoriels semblent montrer que la précision culinaire due à Madame Saint Ange est juste, mais il faudra des confirmations. 

A noter que cette précision s’accorde avec la théorie, qui est la suivante : la viande est comme une éponge qui est pressée par la chaleur, ce qui en fait sortir les jus ; et quand la viande refroidit, elle réabsorbe des jus, comme une éponge.

Si l’on coupe un filet à chaud, le jus en sort, parce que la viande se contracte. En revanche, si un filet reste adhérent à la carcasse, il se rétracte moins, et, mieux encore, les jus qui auraient tendance à sortir sont concervés. Cet effet irait de pair avec la cuisson des viande sur l’or, ou des poissons sur l’arête.


On notera, d’ailleurs, que ces expériences pourraient être refaites avec du filet de bœuf, et j’espère que la communauté professionnelle s’emparera de la question pour poursuivre les essais, car c’est bien là un des objectifs de ces séminaires : nous souhaitons montrer un chemin que la profession pourrait emprunter.

Pourquoi ces tests ne seraient-ils pas faits, par exemple, dans les lycées hôteliers ? Je me tiens évidemment à la disposition des enseignants pour les aider à préparer et analyser leurs tests, s’ils ont envie d’en faire.

Car c’est ainsi que la cuisine de demain sera encore plus belle que celle d’aujourd’hui !

Par Hervé This