La croustillance de la friture Hervé This

Mois après mois, nos tests techniques se poursuivent, dans le cadre des « séminaires de gastronomie moléculaire », et nous explorons expérimentalement des « précisions culinaires », afin de contribuer à aider les cuisiniers : nous avons foi qu’il faut faire disparaître les idées fausses, qui sont comme des boulets, et propager des idées justes, qui aideront les professionnels (notamment).

En janvier, nous nous sommes intéressés à la pâte à friture, dont il est parfois dit qu’elle est plus croustillante quand elle contient de l’huile : vrai ou faux ?

Dans nos études, nous partons toujours non seulement d’idées qui nous sont données par des professionnels, mais aussi de textes, et, si possible, des textes les plus populaires. En l’occurrence, il y avait notamment cette mention, dans La bonne cuisine de Madame Saint Ange, p. 1040 : « On laisse reposer la pâte à friture reposer pendant au moins deux heures : la farine doit avoir le temps de gonfler, car il s’y produit un début de fermentation qui rend la pâte plus légère. »

Trois indications, dans cette phrase, méritent une vérification :
(1) l’huile rend-elle la pâte à friture plus croustillante, alors que la pâte à friture est plongée dans l’huile ?
(2) un début de fermentation a-t-il toujours lieu en deux heures de repos ?
(3) une fermentation de la pâte à friture rend-elle la pâte plus légère ?


Nous avions aussi ceci, d’Agnès Verboom, La Table, guide complet de la maîtresse de maison, Paris-Bruxelles, Administration du Moniteur des dames et des demoiselles (sd), p. 553 : « Pâte à frire. Mettez dans une terrine 375 grammes de farine ; faites un creux au milieu et mettez-y deux jaunes d’oeufs […] ; mêlez bien le tout, puis versez-y de l’eau tiède en tournant d’une main, toujours dans le même sens ».

Est-il vrait que le fait de tourner toujours dans le même sens est utile ? J’en doute !
Pour nos expériences, nous avons repris les recettes de cuisiniers professionnels présents, à savoir :
– 200 g de farine
– 2 jaunes d’oeufs
– 16 cL d’eau
– ajout des 2 blancs d’oeufs battus en neige
– 7 g d’huile

La pâte doit reposer pendant une heure, raison pour laquelle on met de l’huile sur la pâte réalisée, afin d’éviter un croûtage. Juste avant l’utilisation, l’huile est émulsionnée dans la pâte.


La croustillance de la friture  Hervé This
Discutons maintenant cette recette. Pour la farine, dans la mesure où il n’est pas important de faire un réseau de gluten, peu importe sans doute son type (mais l’expérience reste à faire). Puis, pour les jaunes d’oeufs, on observera qu’ils apportent de la matière grasse, et du goût. A propos de l’eau, il faut commenter : certains mettent du lait, ou moitié eau et moitié lait, ou encore de la bière… Dans tous les cas, c’est principalement de l’eau, qui a (lait, bière) ou non du goût, et qui contient ou non de la matière grasse (lait). Mais ces variations font penser que n’importe quel liquide aqueux pourrait être utilisé : du café, du thé, du vin, du bouillon… L’avez-vous déjà testé ? Les blancs en neige : ils changent certainement la consistance, mais on peut tout aussi bien mettre les blancs non battus, pour des résultats différents. L’huile ? C’est donc la question que nous avons expérimentalement testée, de sorte que nous y revenons plus loin.

Reste à mentionner de la « levure chimique », produit dont le nom est usurpé : il s’agit d’un mélange de poudres minérales qui dégage un gaz quand il est chauffé en présence d’eau, mais ce n’est certainement pas une « levure », puisque les levures sont des micro-organismes vivants, qui ont besoin de temps pour se multiplier et assurer une fermentation qui donne un goût remarquable. J’aimerais que la profession m’aide à combattre la trompeuse et déloyale dénomination de « levure chimique » ! J’invite tous les lecteurs de ce compte rendu à écrire à la DGCCRF pour réclamer un changement de la réglementation qui laisse des fabricants utiliser une dénomination qui nuit à la connaissance technique de la cuisine.

Et puisqu’il est question de levure, je reviens à l’éventuelle fermentation. Les levures (les vraies, pas les mensongères) sont partout autour de nous : dans l’air, sur les surfaces, au contact des aliments… de sorte qu’il est sans doute vrai que le mélange de farine et d’eau permet un début immédiat de fermentation, surtout si la température est agréable. Toutefois la question est de savoir « combien » de fermentation a lieu, en combien de temps, à des températures particulières.

Par exemple, lors de notre séminaire, une spécialiste bretonne des crêpes et galettes nous a notamment signalé que, pour la pâte à crêpe, le fait de faire reposer pendant 24 h transforme la consistance : d’une consistance de carton, les crêpes prennent une belle consistance après le repos ; en revanche, le volume de pâte ne semble pas augmenter en raison d’une fermentation notable, ce qui reste à mesurer).

Finalement, pour des raison de temps, nous avons décidé de nous focaliser seulement sur la question du croustillant qui serait dû l’huile. Nous avons préparé une pâte, qui a été divisée en deux moitiés, l’une avec huile et l’autre sans. Les deux pâtes à frire ont été frites ensemble, le même temps, dans la même casserole, et donc à la même température.


La croustillance de la friture  Hervé This
Plus précisémenet, nous avons utilisé de la farine, type 55, « Farine des gourmets », 200 g (pesé à la balance précise au gramme), 2 jaunes d’œufs Karvenach, du sel pour assaisonnement, de l’eau (150 g (pesée) ; le mélange a été lissé, avant qu’on ajoute 2 blancs d’oeufs battus en neige. Après division de la pâte en deux moitiés, nous avons mis 5 g d’huile dans une seule des deux moitiés.
A ce stade, aucune différence d’aspect n’était apparente, ni en terme de consistance, ni en termes de couleur.

Puis deux intervenants ont fait tomber, ensemble, des cuillerées des deux lots dans une même casserole d’huile fumante. Les petites masses frites étaient récupérées à l’araignée au même moment, et nous les avons comparé sensoriellement par un test triangulaire.

Tout d’abord, nous avons comparé des masses frites entières, ce qui laissait la possibilité que deux masses frites ne soient pas identiques, en raison de tailles différentes. Un premier juré (professionnel) n’a pas vu de différence entre la friture avec huile dans la pâte et la friture sans huile dans la pâte. Puis un autre dégustateur fait le test, mais avec des moitiés de masses frites coupées en deux pour éviter les différences entre échantillons : là encore, il n’y a pas eu de reconnaissance. Et un troisième dégustateur n’a pas non plus été capable de voir la différence.

Bien sûr, comme pour toutes les expériences faites dans le cadre de ce séminaire, l’expérience est préliminaire, et elle doit être reproduite, notamment parce que, pour les conclusions que nous pouvons tirer, nous n’avons pas fait de repos de la pâte. D’autre part, nous avons utilisé de l’eau, et non du lait ou de la bière, mais on observera que la recette initiale stipulait l’usage d’eau.

J’invite les professionnels à faire des tests complémentaires et à m’envoyer les résultats à icmg@agroparistech.fr

Par Hervé This