Fin février, une mission organisée par l’Ambassadeur de France en Pologne visait à faire connaître la gastronomie moléculaire, pour les universités scientifiques, et la « cuisine note à note », cette forme de cuisine qui fait usage de composés en vue de construire des plats. Conférences, séances de formation, conférences de presse, rencontres avec les doyens des universités, les professeurs de science et technologie des aliments, les étudiants.
Au milieu de ce programme, il y a eut un repas commenté, au Sofitel de Varsovie, avec le chef Macieij Majewski et son équipe, pour des industriels, des chefs, des journalistes… Pour ce repas commenté, nous avons préparé un mélange de cuisine moléculaire et de cuisine note à note, en raison du peu de temps disponible pour la conception du menu. Et, au beau milieu de ce repas, une « sauce kientzheim ».
Qu’est-ce que cette sauce, qui a le nom du village à mi-distance de Kaysersberg et de Sigolsheim, sur la route des vins d’Alsace ? Avant de répondre à la question, examinons le menu du diner.
Les spaghettis d’orange ? Rien de plus simple : il y a des kits pour faire ce genre de choses dans des boîtes de cuisine pour les enfants.
Le bloody mary foisonné ? Un siphon, avec un mélange froid de protéines (on aurait pu prendre un blanc d’oeuf), jus de tomate, vodka, jus de citron, tabasco. Il était ajouté au moment du service.
Puis il y eut l’oeuf de deux façons. Tout d’abord, un œuf à 67 degrés, roulé dans un mélange de parmesan, sel, et pipérine, puis un œuf de caille à l’azote liquide posé sur un toast grillé de foie gras.
Pour l’oeuf à 67 degrés, il n’est pas nécessaire de s’étendre sur cette proposition que j’avais jadis introduite sous le nom d’ « oeuf parfait » et que l’on trouve aujourd’hui dans d’innombrables restaurants du monde, preuve que la cuisine moléculaire a gagné, qu’elle est aujourd’hui partout, n’en déplaise à quelques journalistes ringards tel qu’il s’en trouve hélas… à côté des journalistes intelligents et ouverts. J’ajouterais que, personnellement, je préfère soit l’oeuf à 65 degrés, dont le jaune reste coulant, avec son bon goût de jaune, tandis que le blanc est laiteux, pris mais très délicatement, ou bien le jaune seul à 67 degrés, qui se modèle comme une pommade, sans prendre la consistance un peu plus élastique qu’il a à 68 degrés.
Lors du repas, il était roulé dans du parmesan rapé, du sel, et de la… pipérine.
Qu’est-ce que la pipérine ? C’est un composé présent dans le poivre noir, et qui est responsable de l’essentiel du piquant de ce poivre. Le composé, qui se présente sous la forme d’une poudre, n’est pas utilisable pur, mais il peut être « dilué » (par de la farine, du sel, etc.). Il s’utilise très simplement : quand la dilution est bien faite, on utilise des pincées de la poudre, comme on utiliserait du sel. L’intérêt ? C’est une possibilité d’utiliser un piquant particulier, qui se distingue bien de la capsaïcine du piment, ou de l’isothiocyanate d’allyle des raifort, moutarde, cresson, wasabi…
Bref, un jaune d’oeuf à 67 degrés était roulé dans ce mélange de poudres, et il accompagnait le toast dont le foie gras était surmonté d’un œuf de cailles à l’azote liquide. Expliquons ce dernier.
L’azote liquide est un liquide limpide comme de l’eau, qui bout à la température ambiante, parce que sa température est de -196 degrés. Les molécules qui le constituent sont du diazote, comme celles de l’air (le diazote forme les 3/5 de l’air que nous respirons).
Quand on met un produit dans l’azote liquide, la plupart des liquides de ce produit congèlent très rapidement. Or le jaune d’oeuf (de caille, en l’occurrence) est fait de 50 pour cent d’eau, de 35 pour cent de lipides et de 15 pour cent de protéines. Quand on verse un jaune d’oeuf de caille dans l’azote liquide, la partie externe congèle, ce qui permet, en quelques secondes, d’obtenir une coque froide et un coeur liquide. Croqué, cet objet laisse libéré le jaune cru, avec son goût merveilleux.
Le plat suivant était un filet de légine accompagné de la sauce Kientzheim. Pour le poisson et ses purées, rien à dire de particulier, sauf que le poisson était cuit à basse température. Pour la sauce, introduite depuis quelques années déjà, il s’agit de faire une sorte de mayonnaise, mais en remplaçant l’huile par du beurre noisette. En pratique, on commence par faire un beurre noisette, et l’on attend qu’il refroidisse à une température inférieure à 61 degrés (celle de coagulation de l’oeuf). Puis on le verse, en fouettant, dans un cul de poule où l’on a mis jaune d’oeuf, jus de citron, sel et poivre (une partie de violence, trois parties de force, neuf parties de douceur, recommande mon ami Emile Jung).
Ici, nous avions compliqué la recette en remplaçant le jus de citron par de l’acide citrique, le poivre par un mélange de pipérine, de capsaïcine et d’isothiocyanate d’allyle ; nous avions donné une belle couleur verte à l’aide d’un mélange de deux colorants et le chef avait agrémenté la sauce de perles d’alginate contenant un jus acide, et de câpres. Au total, c’était donc un mélange de cuisine moléculaire et de cuisine note à note.
Le poisson fut suivi par une viande : une pièce de bœuf, cuite longuement à basse température, et servie avec une « sauce wöhler ». Qu’est-ce que cette sauce ? Une production purement note à note, dans ce cas, puisque nous avons seulement fait bouillir : de l’eau, de l’acide tartrique, des polyphénols de Syrah (on en trouve en ligne dans des coopératives telles que GrapSud ; à quand des producteurs alsaciens?), de la gélatine, de l’huile ; du goût était ajouté par une solution diluée (dans l’huile) de 1-octène-3-ol, merveilleux composés à l’odeur qui rappelle le cèpe, le sous-bois, par du gaïacol (pour du fumé), par de l’acétyl méthyl carbinol (une note beurrée) et par du 2,4,6-triisobutyl-5,6-dihydro-4H-1,3,5-dithiazine (une note qui rappelle le bacon).
Pas de fromage (hélas, le munster ne pousse pas en Pologne), mais un beau dessert, avec un crumble de chocolat, un sorbet chocolat noir, une tuile de chocolat et un chocolat chantilly (de l’eau, du chocolat, on fait une émulsion, puis l’on foisonne, afin d’obtenir une consistance de crème fouettée).
Apparemment, l’ensemble des convives ont été heureux, et le Sofitel a été jusqu’à nous servir un pinot blanc du domaine André Blanck, de ce village de Kientzheim que nous avons fait rayonner, avec une sauce dont je vous recommande absolument la confection : un délice ! Petite touche supplémentaire : si vous disposez d’azote liquide, n’hésitez pas à y verser du beurre noisette, afin d’obtenir une poudre de beurre noisette, avec une longueur en bouche inouïe.
Leb’s unsri scheeni Landla !
Par Hervé This