Cuisiner à la “Bellevue” et pas que les langoustes !

À la Bellevue ? Ce n’est pas seulement pour les homards, et ce n’est pas un aspic…

Non, les préparations « à la Bellevue » n’ont pas été créées dans un restaurant qui se serait trouvé à Meudon… et la meilleure preuve en est que l’appellation se trouve dans des livres de cuisine qui existaient avant que le pavillon ne soit construit ! Et non, cette dénomination ne s’applique seulement à la langouste… puisque dans les livres de cuisine ancien, homard et langouste ne sont même pas mentionnés avec cette appellation. Reste à savoir si, comme le prétendent des sites de cuisine très fautifs, il serait vrai que « l’élément en bellevue est froid, en gelée, souvent accompagnée de salade, de citron, de tomate d’œufs durs, parfois d’une macédoine de légumes mayonnaise et d’une sauce mayonnaise. »

Bellevue ? Le Pavillon Bellevue, qui appartient aujourd’hui au Centre national de la recherche scientifique, doit son nom à celui du quartier de Bellevue à Meudon dans les Hauts-de-Seine. Il fut initialement un hôtel pour les curistes pensionnaires de l’établissement hydrothérapique fondé en 1846 par le docteur Louis Désiré Fleury, et où se croisèrent entre autres célébrités, en 1857 Théodore de Banville et le comédien Frédérick Lemaître. Édouard Manet y séjourna avec son épouse en 1879. En 1881, il fut transformé en hôtel-restaurant sous la dénomination Grand Hôtel de Bellevue géré par la société hôtelière du même nom. Le restaurant situé au rez-de-chaussée fut connu sous l’appellation Pavillon de Bellevue. Puis Louis Paillard, restaurateur parisien de renom (2, rue de la Chaussée d’Antin), fit l’acquisition de l’hôtel en 1910 et l’exploita sous le nom de Paillard Bellevue Palace jusqu’à sa faillite survenue en juillet 1913. 

Mais oublions ce pavillon, puisqu’il n’a rien à voir avec l’appellation culinaire. De toute façon, le quartier s’est développé au XIXe siècle sur l’emplacement du domaine du château de Bellevue, construit au XVIIIe siècle par la marquise de Pompadour. Le 5 mai 1794, la Convention nationale le transforme en caserne. Puis le château est vendu, abattu, puis loti. 

Et nos mets « à la Bellevue » ? Auricoste de Lazarque signale en 1890 que « les filets de volaille à la Bellevue avaient été imaginés à Bellevue par Mme de Pompadour ». Doit-on le croire ?

Comme chaque fois, remontons le temps par les livres de cuisine. 

En 1912, le Guide culinaire donne la recette d’un « pain de Foie gras en Bellevue » : on chemise un moule à charlotte avec de la gelée, on met le pain de foie dedans, on laisse prendre, puis on démoule et on accompagne de croûtons de gelée. Il donne aussi une recette de « côte de veau en Belle-vue » : on part d’une côte braisée, on a décollé avec des détails de légumes et on nappe de gelée pour fixer le décor. 

Plus tôt, en 1867 -donc avant la création du Pavillon Bellevue et du restaurant qui y fut créé, Jules Gouffé donne déjà une recette d’ « aspics avec filets décorés, dits à la Bellevue » : dans un moule chemisé avec de la gelée, on place , on place des champignons, puis des filets de volailles sautés et nappés de sauce chaud-froid et des morceaux de truffe. On démoule sur une garniture de croûtons. 

Pour une « galantine de perdreaux à la Bellevue, le moule est décoré de truffes et de blancs d’oeufs cuits, on y met les filets de perdreaux et l’on démoule sur un socle en riz couvert de beurre ravigote. Dans le même livre, on trouve un « aspic de filets de perdreaux à la Bellevue » dont la préparation ne diffère que par le moule, qui est un moule d’entrée à colonnes à cylindre.

Une recette de 1845 ?

Mais quand est la mention la plus ancienne ? On trouve les préparations «  à la Bellevue » dans le livre de Bernardi, en 1845, et dans le Cuisinier impérial, de Viard et Fouret, en 1822. Voici les détails :

Côtelettes de veau à la Bellevue. Vous couperez six belles côtelettes de veau à côtes ; vous les piquerez, avec de la tétine de veau, des truffes, et de la langue à l’écarlate ; vous foncerez une casserole de bardes de lard ; vous couvrirez vos côtelettes de même; vous les assaisonnerez de sel, poivre, deux carottes, deux ognonss, dont un piqué de deux clous de girofle, un bouquet assaisonné. Vous mouillerez vos côtelettes avec un verre de vin de Madère et une cuillerée de consommé ; vous ferez partir vos côtelettes, les ferez cuire pendant une heure ; quand elles seront cuites, vous les égoutterez sous presse, et les laisserez refroidir à fond; vous parerez vos côtelettes, les glacerez et les dresserez sur un plat, le filet en dessus, et décorerez vos côtelettes avec des blancs d’oeufs, des truffes et des cornichons; vous terminerez votre entrée par un bord de gelée, et dans le puits de vos côtelettes vous mettrez une sauce mayonnaise verte.

Je ne vois pas de mention antérieure « à la Bellevue », et le Cuisinier royal est à la fois postérieur à la marquise de Pompadour, et antérieur, évidemment, au Pavillon Bellevue. Surtout, on voit que la recette ne concerne ni langouste ni homard, et, mieux encore, que la gelée n’est pas en nappage, tel un aspic, mais seulement en accompagnement. C’est cela que je propose que l’on conserve comme idée ! 

Hervé This